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sentiment, qui ne savent pas précisément ce qu’ils croient, mais qui, jugeant de toutes choses en artistes, reprochent à la science de gâter l’histoire, de la dépouiller de sa poésie, de leur ôter des occasions d’admirer et de s’attendrir. Voltaire rapporte que le duc de La Ferté, pour flatter le goût de l’abbé Servien, qui aimait les émotions, lui dit un jour : — « Ah ! si vous aviez vu mon fils qui est mort à l’âge de quinze ans ! Faut-il que ce qu’il y a jamais eu de plus beau m’ait été enlevé ! » L’abbé Servien s’émut ; le duc de La Ferté, s’échauffant par ses propres paroles, s’attendrit aussi. Tous deux enfin se mirent à pleurer, après quoi le duc convint qu’il n’avait jamais eu de fils ; mais l’abbé avait cru, il avait pleuré, il entendait croire et pleurer encore. En vérité, le sort de la critique n’est pas enviable, puisqu’à tous les ennemis sérieux et respectables qu’elle peut avoir il faut ajouter les cœurs sensibles qu’elle effarouche ou scandalise, les politiques qui jugent certaines discussions dangereuses au bon ordre des sociétés, les indifférens qui n’admettent pas qu’on s’échauffe pour des questions qui ne les touchent point, enfin tous les paresseux d’esprit, lesquels, s’en tenant aux notions convenues, s’indignent qu’on prétende leur imposer l’effort de refaire leurs idées sur quoi que ce soit. Schleiermacher a prouvé jadis dans un sermon que les criminels sont moins nuisibles en ce monde que les paresseux. Les premiers se contentent de réclamer pour eux-mêmes la liberté de mal faire, les seconds refusent à leur prochain la liberté de bien faire ; amoureux de leur repos, ils maudissent comme un fléau public tous les esprits inquiets et actifs, toutes les vérités nouvelles qui pourraient agiter l’air autour d’eux. Le fait est qu’on peut compter les criminels, et que les paresseux sont légion.

Une autre circonstance qui a dû nuire à la popularité de M. Strauss, c’est qu’en matière de religion comme de politique il est demeuré Jusqu’à ces dernières années en dehors de tous les partis. Le gros public ne comprend que les grosses couleurs ; dans les affaires humaines et divines, comme en littérature, il n’admet que les genres tranchés, Il semblait que l’auteur d’un ouvrage de critique révolutionnaire devait être révolutionnaire en tout. M. Strauss n’a jamais été jacobin. En politique, il est conservateur libéral, et son libéralisme s’est montré très complaisant pour les faits accomplis et pour les hommes qui réussissent ; en religion, son radicalisme a des hésitations, des timidités, des retours imprévus, et se garde de pousser les choses à l’extrême. M. Strauss n’est pas, un homme facile à définir, non qu’il y ait en lui rien de louche, ni d’ambigu : sa première vertu est une parfaite franchise, une absolue sincérité, et les précautions diplomatiques lui sont inconnues ; mais son caractère