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philosophie, et qu’au train dont vont les choses humaines rien n’est plus déraisonnable que de rêver le règne universel et prochain de la raison. Quant aux philosophes, ils le taxent d’inconséquence ; ils lui représentent que son bon sens ne l’a pas su préserver de toutes les chimères, qu’il est insensé de vouloir rebâtir une maison quand on a commencé par en ruiner à jamais les fondemens, et de s’obstiner à s’appeler chrétien quand on s’est réduit à la pénible nécessité de chercher le Christ à tâtons dans le confus brouillard d’une légende. Philosophes et indifférens, tous reconnaissent la singulière puissance de son esprit, la parfaite intégrité de son caractère. Ses ennemis eux-mêmes, quand la passion ne les égare point, ne sauraient lui refuser leur estime ; — ils accordent à la théologie de ce chrétien interlope le même témoignage qu’un gentilhomme du siècle passé rendait à une femme qui avait eu des aventures, mais qui n’écoutait que son cœur et restait fidèle à l’objet de son choix. « C’est une personne estimable, disait-il, et qui vit le plus honnêtement qu’il est possible hors du mariage et du célibat. »

Dans l’intéressant écrit qu’il a consacré à la mémoire d’un de ses amis et de ses anciens condisciples, Christian Mærklin, M. Strauss nous renseigne sur sa propre jeunesse. Né d’une famille pieuse, voué de bonne heure à l’état ecclésiastique, il quittait à quatorze ans sa ville natale, Ludwigsburg, le Potsdam wurtembergeois, pour entrer dans l’un des quatre petits séminaires où se recrute chaque année et à tour de rôle le grand séminaire théologique de Tubingue. A la source même de la Blau, modeste affluent du Danube, dans une vallée alpestre profondément encaissée, le voyageur qui se rend d’Urach à Ulm rencontre la petite ville de Blaubeuren et un vieux couvent de bénédictins qui au XVIe siècle fut confisqué par la réforme et converti en école préparatoire de théologie protestante. A l’ombre de ces antiques et saintes murailles, dans cette solitude dont on pouvait dire « que les joies de la terre y étaient inconnues, que les vestiges des hommes du monde, des curieux et des vagabonds n’y paraissaient pas, » grandit et s’instruisit la jeunesse du futur auteur de la Vie de Jésus. La chère était maigre, la retraite profonde, la réclusion sévère, la discipline vraiment claustrale. Cependant l’esprit du siècle avait pénétré dans cette maison si bien réglée, où toutes les journées commençaient et finissaient par la prière. L’un des deux professeurs préposés à l’éducation de cette tribu de Lévi était Christian Baur, qui plus tard fonda la grande école critique de Tubingue ; encore inconnu, incertain de sa voie et la cherchant, plus habile peut-être à donner le pain aux forts que le lait aux enfans, il faisait participer ses élèves au travail de sa pensée et laissait percer dans ses leçons les curiosités qui