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tiente, mais inflexible, à cette pensée d’un impôt sur les matières premières, qu’elle s’était bornée à proposer un léger droit fiscal. M. Thiers lui-même, dans son message du mois de décembre, semblait admettre sans aucune difficulté que c’était là une de ces questions où un gouvernement ne joue pas son existence, où la décision de l’assemblée reste entièrement libre, comme elle est souveraine. « Il reste à créer 250 millions d’impôts nouveaux, disait-il ; ils vous ont été proposés et portent en partie sur les matières premières. Vous les avez examinés, vous les examinerez encore, et en tout cas il en sera mis d’autres sous vos yeux pour que vous puissiez choisir… » Que signifiaient ces paroles, si elles ne voulaient pas dire que l’opinion du gouvernement n’avait rien d’exclusif ? Eh bien ! l’assemblée a choisi, ou plutôt elle n’a pas même choisi, elle n’a voulu rien exclure, elle non plus ; elle s’est contentée de témoigner ses scrupules, de faire appel à des réflexions nouvelles, et, jusque dans l’expression de ses consciencieuses perplexités, elle a pris toutes les précautions possibles pour ménager la dignité d’un gouvernement qu’elle ne voulait certainement pas atteindre dans son autorité morale et politique.

Franchement, où était en tout cela la raison sérieuse d’une crise qui pouvait avoir d’incalculables conséquences ? Quoi donc ! parce que l’assemblée a des scrupules sur les matières premières ou sur tout autre système d’impôts, le gouvernement n’aurait plus qu’à s’en aller, au risque d’ouvrir devant le pays le plus redoutable interrègne ! Évidemment, disons le mot avec une respectueuse liberté, M. le président de la république s’est trompé, il s’est mépris sur son rôle, qu’il n’a vraiment pas estimé assez haut ; avant d’envoyer sa démission, il n’a pas considéré que le pouvoir dont il a été investi ne ressemble pas aux pouvoirs des temps ordinaires, qu’il n’est plus libre, après avoir accepté ce pouvoir avec une généreuse résolution, de s’en dépouiller comme d’un fardeau importun le jour où il éprouve quelque contrariété. Assurément l’esprit patriotique de M. Thiers s’offenserait, si quelqu’un poussait la platitude de l’adulation jusqu’à lui dire que la France ne vit que par lui, qu’elle périrait sans lui : il est de ceux qui ne font pas dépendre la grandeur de la France d’une existence individuelle ; mais enfin il y a des situations où un homme se doit tout entier à l’œuvre qu’il a entreprise, et M. Thiers est dans une de ces situations. Il doit à son œuvre et à son pays ses lumières, son dévoûment, ses fatigues, son abnégation, quelquefois même le sacrifice de ses impatiences ou de ses préférences. Il n’est pas là pour faire tout ce qu’il veut, ni même pour être toujours à l’abri des déboires et des mécomptes. M. Thiers n’y a pas pris garde, il n’avait véritablement pas le droit de faire ce qu’il a fait. On peut bien se dérober à des dignités, à des honneurs, à tout ce qui flatte l’orgueil, aux séductions de la puissance dans les temps paisibles et prospères ; on