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HERMANN À DOROTHÉE.

29 octobre.

Hier, après huit jours de patience et d’efforts pour s’habituer à notre présence et satisfaire à toutes nos demandes, la vieille dame chez laquelle nous logions est partie avec ses petits-enfans.

C’est à la suite d’un souper prolongé, pendant lequel le major Hummel et David Fox avaient chanté des hymnes en l’honneur de l’Allemagne et des chansons de toute sorte, que la vieille dame s’est décidée à nous abandonner la maison. C’était pitié de la voir descendre d’un pas tremblotant les degrés du perron avec son visage pâle et son air hautain, sous lesquels pourtant se devinaient bien des larmes. Elle est montée en voiture au bas du perron avec les enfans et la vieille bonne ; je pense qu’ils emportaient sur eux tout ce qu’ils avaient pu cacher de plus précieux, mais le major n’a pas permis qu’ils enlevassent rien du linge, ni du mobilier, ni de la cave.

Au moment où la voiture s’ébranlait, la vieille dame s’est penchée à la portière pour voir une fois encore le toit de sa demeure, puis elle a disparu sans un mot de plainte ou de reproche, et sans un mot d’adieu. J’ai regretté son départ, car j’aime les enfans, et je suis resté longtemps à suivre du regard la voiture qui emportait les exilés ; malgré moi, j’étais un peu triste, et, je ne sais pourquoi, un peu honteux… Il me semblait que le major avait été bien dur, bien exigeant pour cette pauvre famille…

Des cris de joie qui partaient de la maison m’ont tiré de ma rêverie ; je trouvai les camarades occupés déjà à se partager les meubles et le linge. Buffets et tiroirs, tout était ouvert ; chacun tirait à soi avec un entrain furieux… Cela m’a fait songer qu’on ne nous permet pas le pillage des maisons habitées, et j’ai vu combien le major est un habile homme… Sa part du butin était déjà faite, soigneusement ramassée dans sa chambre, ce qui prouve que depuis longtemps il avait fait son choix et marqué dans sa pensée ce qui pouvait lui convenir. Il se promenait maintenant les mains dans les poches, en se dandinant et sifflant entre ses dents des airs de chasse. David Fox riait aux éclats, buvant à tort et à travers toute sorte de vins. — Voilà ce qui arrive aux maisons abandonnées, disait-il en lançant en l’air les bouteilles vides ; la vieille dame était bien libre de rester après tout.

Le gros Wilhelm, à genoux sur le parquet, appareillait avec soin une belle douzaine de mouchoirs de batiste, et les entassait dans son havre-sac, déjà gonflé. Un autre cherchait en jurant l’argenterie absente, et moi, je ne pouvais m’empêcher de songer aux exilés de la veille, au pauvre soldat de la France qui se battait pour