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choses que M. Louis Blanc confond perpétuellement, a fait son apparition dans le monde avec Luther, et a triomphé avec la révolution française. La fraternité est le principe de l’avenir ; il se montre déjà cependant dans la révolution : c’est lui qui combat avec la montagne et avec Robespierre, c’est ce principe qui succombe au 9 thermidor.

Toute l’histoire de la révolution se résume pour Louis Blanc dans cette lutte entre le principe de l’individualité et le principe de la fraternité. Cette lutte commence déjà dans la philosophie du XVIIIe siècle, qu’il divise en deux écoles : l’une fondée tout entière sur le principe du droit individuel, l’autre qui poursuit la réalisation de la liberté par l’union et par l’amour, celle-ci « fille de l’Évangile, » celle-là « issue du protestantisme. » À la première, M. Louis Blanc rapporte Voltaire, d’Alembert, Helvétius, Montesquieu, Turgot, — à la seconde J.-J. Rousseau, Mably, Morelly et même Necker ; voilà pour la philosophie. Quant à la révolution, le principe de l’individualisme est soutenu par les constituans et les girondins, le principe de la fraternité par la montagne et Robespierre.

Le principe de l’individualisme devait amener le règne de la bourgeoisie, et pour M. Louis Blanc, ainsi que pour MM. Buchez et Roux, individualisme et bourgeoisie, c’est une seule et même chose. Voici comment s’établit cette confusion. La liberté, c’est l’émancipation de chacun, c’est le droit de lutter les uns contre les autres, chacun avec ses chances, ses avantages et ses faiblesses ; or dans cette lutte celui qui possède, c’est-à-dire qui a entre les mains le capital et les instrumens de travail, est nécessairement le plus fort, ce sera toujours lui qui l’emportera, ce sera lui qui s’instruira, qui s’enrichira, qui prendra possession du gouvernement de la société, et cette classe possédant, capitalisant, accaparant les instrumens de travail, l’instruction et même la moralité, c’est la bourgeoisie. L’individualisme ou liberté ne profitera donc qu’à la bourgeoisie.

On sait avec quelle amertume toute l’école socialiste critiquait la société bourgeoise née de la révolution. Qu’avait-elle fait ? Elle nous avait donné, disait M. Louis Blanc, une affreuse anarchie morale sous le nom de liberté d’esprit, une oligarchie de censitaires sous le nom de liberté politique, enfin, sous le nom de liberté de l’industrie, « la concurrence du riche et du pauvre au profit du riche. » Au lieu de cela, quel était, quel devait être le rôle de la bourgeoisie ? « Prendre l’initiative d’un système qui fasse passer l’industrie du régime de la concurrence à celui de l’association, qui généralise la possession des instrumens, qui institue le pouvoir banquier du pauvre, qui en un mot abolisse l’esclavage du travail. »