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Il se tint parole, on ne l’y reprit plus ; la leçon lui coûtait cher, elle ne fut pas perdue. Non pas qu’il allât jusqu’à renier ses dieux, seulement il ne croyait plus à leurs interprètes. De la doctrine de Fourier, voici tout ce qu’il garda et s’efforça dès lors de mettre en pratique : une certaine manière de gouverner ses ouvriers, des méthodes d’entraînement qui leur étaient appropriées et au moyen desquelles il en tirait le plus de profit possible, en y employant le moins d’effort et le moins de dépense possible. Il connaissait les hommes, il savait qu’on n’en obtient rien d’essentiel à moins de toucher leur cœur et de gagner leur esprit. Pour toucher leur cœur, il avait imaginé une recette tout à fait nouvelle et dont l’efficacité ne s’est pas encore démentie. En diverses occasions, au début comme dans tout le cours de son œuvre industrielle, il à fait et renouvelé cette déclaration, que ce qu’il a ainsi fondé, agrandi, perfectionné, est non pour lui ni pour les siens, mais pour tous ceux qui, comme coopérateurs et auxiliaires, ont amené cette œuvre au point où elle est. De là le nom qu’il lui a donné, le Familistère. Cette famille dont il a voulu parler, ce n’est pas la famille du sang, c’est la famille d’adoption. Si l’une hérite d’après la loi, l’autre hérite d’après la justice ; cette dernière devait être préférée, et, pour qu’elle le fût avec certitude, il l’investirait de son vivant. A l’appui, il entrait dans quelques détails personnels ; il n’avait qu’un fils, élevé avec ses ouvriers, ouvrier comme eux, ne boudant pas à la peine, bon compagnon d’ailleurs et pas fier, qui en aurait toujours assez pour lui, et qui n’aurait qu’une idée, l’idée de son père, trop flatté d’en être le continuateur.

Voilà l’un des modes d’influence de M. Godin, l’une des méthodes d’entraînement, comme je les désignais, dont il use à l’égard de ses ouvriers. Il est parvenu ainsi à en convaincre au moins un bon nombre qu’ils sont un peu propriétaires du vaste établissement où ils coulent la fonte et en tirent des appareils de cuisine ; partant ils se croient intéressés dans la propriété, et s’identifient avec ce qui en sort et le traitent avec plus de soin. On voit que le calcul n’est point maladroit. Tout cela ne vaut pas un contrat, mais c’est moins avec des contrats qu’avec de bonnes paroles qu’on mène les ateliers. Même dans les ateliers, on trouve, il est vrai, des sceptiques qui de loin en loin demandent autre chose que des promesses, veulent qu’on s’exécute, qu’on partage sur-le-champ l’établissement, puisqu’on doit le donner un jour ; mais M. Godin a une collection d’argumens qu’il ménage pour ces heures critiques, et dont l’effet est irrésistible ; dans le nombre est l’argument des sultans vis-à-vis des janissaires qui renversaient leurs marmites. Un peu de cette façon, un peu d’une autre, la difficulté s’arrange toujours, et, quand arrive le raccommodement, M. Godin a établi une