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chronique, qui, continuée après sa mort, est aussi précieuse pour l’histoire des Rurikovitchs[1] que l’est la chronique de Grégoire de Tours pour l’époque des Mérovingiens de France. Toutefois saint Nestor n’embrasse qu’une période des longues annales de cette première dynastie. Les fils de Rurik en effet ont, au milieu des plus redoutables épreuves, traversé le moyen âge entier, et, quand depuis longtemps les Capétiens avaient succédé aux Mérovingiens et aux Carlovingiens, les religieux envoyés par Innocent IV et par Louis IX trouvèrent les Russes obéissant toujours aux fils du premier de leurs souverains. Encore au XVIIe siècle, alors que partout s’organisaient de nouveaux états, la Russie, sauvée de la domination étrangère par le prince Poyarsky, issu d’une branche de la maison de Rurik, voulut placer sur sa tête la couronne des tsars ; seul son refus obstiné la fit passer dans la famille des Romanov.

Les Rurikovitchs, les Capétiens et les Wasa, qui ont tous perdu la position occupée par leurs ancêtres, avaient ceci de commun, que leur puissance eut pour origine non pas la conquête, mais le vœu même du pays. A l’époque où Rurik fut appelé dans la contrée qui depuis lors porte le nom de « pays des Russes, » les Scandinaves fixaient sur eux l’attention de l’Europe entière. Les terribles « rois de la mer » s’étaient établis en Irlande, en Angleterre, en Islande, en Italie ; ils avaient rançonné la France, même l’Espagne ; des navigateurs normands s’étaient avancés jusqu’au Groenland et en Amérique. La Russie ne pouvait échapper à cette irrésistible expansion de la famille Scandinave. Dans la partie de la vieille Scythie où ils vivaient, les Slovènes et les Tchoudes avaient fini par se fatiguer des querelles de race et de l’anarchie des clans. « Il n’y avait entre eux, dit Nestor, aucune apparence de justice, une famille s’élevait contre une autre, et ce manque d’accord faisait naître de fréquentes rixes. Ils se déchiraient tellement qu’à la fin ils se dirent : Cherchons un prince qui nous régisse et nous parle selon la justice. Les Slaves passèrent la mer pour le trouver, et se rendirent chez les Varègues, qu’on nommait Varègues-Russes, comme d’autres se nomment Varègues-Suédois, Urmaniens (Normands), etc. » Les Finnois (Tchoudes) s’unirent aux Slaves pour engager Rurik et ses frères, Sinéous et Trouvor, à venir prendre possession d’un pays où tout « était en abondance, mais où manquait la principale cause de la prospérité des peuples, — la justice et l’ordre. » Quoique le récit de Nestor ait la couleur idéale des vieilles traditions nationales, il approche peut-être plus de la vérité que certaines fantaisies historiques qui se sont propagées en Occident. L’essentiel est

  1. Descendais de Rurik.