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jamais accompli ce miracle sur l’âpre et rebelle organisation de l’auteur de Médée et des Deux journées. Foi dans l’idée patriotique au début, sur la fin croyance en l’idée religieuse, et pour remplir le milieu, que les événemens condamnaient au vide, l’amour de la famille, le travail et ses distractions ! Le jeune artiste avec ses premiers chants était entré en plein drame de l’histoire, le vieillard réconcilié avec les hommes, rentré en grâce avec Dieu, composait dans ses grandes œuvres sacrées une immortelle épopée musicale. Voilà ce que j’appelle une existence bien gouvernée, et lorsque je compare ce Chérubini à M. Auber, également illustre, également directeur de notre Conservatoire, l’idée ne me vient pas de me demander lequel des deux fut le plus grand, — entre Alighieri et Anacréon, le choix serait vraiment trop simple, — je me contente de rechercher lequel fut le plus heureux. Assurément celui qui vécut le plus près de la vérité de l’existence, et celui-là n’est pas M. Auber. Voltaire a écrit quelque part[1] : « Il y a une certaine dignité attachée à l’état de femme qu’il ne faut pas avilir. » C’est vrai pour la femme, vrai aussi pour le génie, qui, lui de même, a sa dignité qu’il faut savoir respecter.

Aujourd’hui, du milieu de nos disgrâces, de nos défaillances intellectuelles, alors que, par la musique, tant de principes démoralisateurs, de pernicieux et mortels virus sont entrés dans notre économie sociale, on aime à se rappeler cette période française si honnête, si réconfortante, et qui, loin de nous inoculer l’infection du vice, ne propageait autour d’elle que le bien-être et la santé de l’esprit. Parmi les musiciens qui, de 1797 aux belles années de la restauration, occupèrent notre scène, tous certes n’étaient pas des Méhul ni des Chérubini, et même ces illustres n’écrivaient pas tous les jours des Médée et des Joseph ; mais dans leurs compositions les plus ordinaires quel sentiment du style et quel goût ! quel respect du public jusqu’en leurs plus comiques débauches, — cette partition de l’Irato, pour ne citer qu’un exemple, parodie exquise, à la Molière, de l’italianisme envahissant déjà ! Et Monsigny, et Dalayrac, et tout ce premier répertoire de Boïeldieu que la Dame blanche, avec son faux romantisme et son clinquant rossinien, est venue effacer de nos mémoires, et qui contient des trésors tels que la romance de Rose d’amour et ce duo « du chambertin » dans le Nouveau Seigneur, un des morceaux les mieux frappés, les plus généreux qui soient au théâtre ! Cette gaîté-là, toute sincère, ressemblait aux vieux vins de France, que nos pères buvaient à plein verre pour n’en être ensuite que plus gaillards. Nous ne connaissions alors ni l’absinthe, ni

  1. A propos d’une méchante pièce de Mme Denis, la Coquette punie, qu’il se désolait de voir mettre au théâtre.