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abandonne le principe d’autorité pour discuter librement le système qui lui convient le mieux ? ou bien M. Stuart Mill est-il un esprit spéculatif que la science a entraîné loin des chemins battus, et qui construit dans l’isolement un système impraticable ? Au contraire, il est fort goûté : on le cite beaucoup, nous ne savons si on le comprend toujours. Il a son parti : ce n’est pas une petite église conservant parmi ses fidèles la tradition d’un dogme méconnu ; c’est une grande école qui a des adeptes dans tous les rangs de la société. Plus avancée que le parti libéral, elle s’y rattache cependant, et mérite les égards de M. Gladstone. M. Mill, loin de cultiver une philosophie stérile, a très bien discerné les aspirations d’un grand nombre d’Anglais ; il les conduit pas à pas à des conséquences hardies, sans éveiller leur défiance et sans forcer leur tempérament, car il partage leur aversion pour les conceptions vagues et leur goût pour les faits précis.

Malheureusement M. Mill est économiste ; les observations qu’il a recueillies et les lois qu’il en déduit lui paraissent beaucoup plus concluantes que les inductions tirées de l’histoire. Il est plus aisé d’ouvrir des canaux à la richesse nationale que de prévoir le moment précis où telle institution deviendra surannée. Quelle lutte inégale, si la science économique, avec son cortège de chiffres, les mains pleines de promesses séduisantes, envahit le domaine de la politique et commence le procès des institutions ; quelle vaine défense pour celles-ci que d’alléguer des droits acquis ou des bienfaits impalpables, si on les attaque au nom du bien-être général ! Mais aussi quelle illusion, si on espère rendre les hommes plus heureux en effaçant les traits de la nature humaine ! On se renferme dans l’horizon étroit d’une science, on veut régler tout l’univers sur quelques faits particuliers. De là des réformes téméraires où l’on se rencontre avec les philosophes socialistes les plus discrédités. M. Mill garde sur eux l’avantage du savoir et de l’habileté : l’un. rend ses raisonnemens plus spécieux, l’autre sa propagande plus dangereuse. En 1871, au moment même où l’on maudit ici la commune, une association fondée sous les auspices de M. Stuart Mill prétend réformer la redevance de la terre, et expose, dans un pamphlet imprimé à Londres, son programme et sa doctrine : on y plaide l’émancipation de la terre encore asservie par des lois aristocratiques et l’abolition de la rente territoriale. Depuis longtemps, les privilèges de l’aristocratie sont ébranlés ; on y joint un grief nouveau. Qui songeait à prendre la théorie de la rente pour s’en faire une arme contre la classe des propriétaires même roturiers ? Les ennemis de la propriété opposaient à un droit ancien ce qu’ils appelaient des droits plus respectables, et les deux partis laissaient au percepteur le soin d’observer les inégalités de la rente et d’en tenir compte au