Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans son pays. Où aller maintenant chercher loisir et repos, et comment habiter avec plaisir chez des peuples étrangers indifférens à nos malheurs et souvent secrètement heureux de nos défaites? Qui voudrait affronter de bonne grâce leurs complimens de condoléance affectés, leurs épigrammes voilées, leurs sourires d’ironie, peut-être leurs insolentes injustices? Restons donc chez nous, et quand l’humeur voyageuse nous prendra, ou que les fatigues du travail et les soins de la santé nous pousseront à chercher la vue de nouveaux objets, faisons de la Normandie notre Angleterre, de la Provence notre Italie, du Béarn et du Roussillon notre Espagne, et ne cherchons notre Allemagne que dans les provinces que la force nous a enlevées.

Il y a un livre que nous avons toujours envié à la Grande-Bretagne, c’est celui du vieux Camden sur la topographie de l’Angleterre. Il est impossible d’ouvrir ce respectable ouvrage sans être ému des sentimens les plus précieux de l’homme social, tant l’exactitude descriptive y est voisine de la poésie, tant l’érudition y est animée et soutenue par un génie en quelque sorte musical qui, pareil au souffle de l’esprit dont parle l’Écriture, passe sur tous ces ossemens blanchis que l’on appelle les faits, les rapproche, les rejoint, leur rend la vie qu’ils eurent naguère. Comment se fait-il qu’un homme de génie, non pas du genre ambitieux et brillant, mais d’une âme douce et bonne (il en naît parfois de tels), n’ait jamais eu parmi nous la pensée d’entreprendre un monument patriotique analogue pour la France? Une pareille œuvre exigerait, il est vrai, qu’on y consacrât sa vie entière, et nos contemporains sont si pressés qu’ils ont à peine le temps de donner quelques mois à chacune de leurs entreprises. Ce livre ne se fera donc probablement jamais; ne pourrait-on y suppléer cependant d’une certaine manière ? Pourquoi nos lettrés, dans des esquisses rapides où ils ne viseraient point à être plus complets que ne le leur permet le temps dont ils disposent, où, négligeant de parler des choses qu’ils ont vues seulement, ils ne nous entretiendraient que de celles qui les ont frappés, émus, charmés, ne nous donneraient-ils pas plus souvent la menue monnaie de ce grand ouvrage qui nous manquera maintenant à tout jamais? Ce serait une méthode plus heureuse qu’on ne pense de servir la France, que de l’entretenir plus souvent d’elle-même, de l’en entretenir pieusement, de lui faire comprendre la valeur de ses richesses morales par le degré même d’émotion et d’enthousiasme qu’elles inspireraient à celui qui essaierait de les lui décrire. C’est quelque chose de ce sentiment qui nous suggère la pensée de raconter ici les impressions que la vue des choses nous a laissées dans les diverses régions de la France où le hasard et la