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les rapprocher du chiffre de la production. Pour la Grande-Bretagne, la production annuelle s’élève à 22 ou 23 milliards; pour l’Inde, elle n’est que de 7 ou 8 milliards. Il s’ensuit que le peuple anglais ne paie à l’état, sous forme d’impôts, qu’un douzième de son revenu annuel, tandis que la population de l’Inde doit abandonner au trésor chaque année un sixième sur sa production totale; c’est deux fois plus, toute proportion gardée. En France, le taux de l’impôt était en moyenne d’un huitième avant 1870; il est probable que nous allons dépasser cette limite.

Ces comparaisons suffisent pour démontrer que les contributions imposées à l’Inde, quoique assez lourdes, seraient encore tolérables, si elles étaient réparties avec équité. Malheureusement il n’en est pas ainsi, et il y a des impôts qui frappent sur les plus pauvres avec une intolérable rigueur : de ce nombre est la taxe du sel[1]. Les habitans de la côte l’évitent en faisant cuir leur riz dans l’eau de mer; les ryots qui demeurent dans le voisinage des salines emploient la boue légèrement salée par les résidus de fabrication. On sait que la misère est effroyable dans certains districts, surtout après une mauvaise récolte. Il y a cinq ans, on a vu mourir de faim 600,000 personnes à une centaine de lieues de la capitale de l’empire indien. Le produit des impôts est affecté pour la plus grande partie à l’entretien de l’armée et aux travaux publics. On a consacré des sommes très considérables à la construction de routes, de canaux d’irrigation, à la subvention des chemins de fer ; le gouvernement a donné sa garantie aux actionnaires, qui ont dépensé 1 milliard 1/2 pour l’établissement du vaste réseau de voies ferrées qui relie tous les grands centres de l’empire en traversant les contrées les plus fertiles. Le progrès existe donc, et l’avenir se dessine; cependant tous ces encouragemens accordés au commerce et à l’industrie commencent à peine d’exercer une influence sur le sort des masses. Il ne faut pas non plus oublier que les Anglais viennent rarement dans l’Inde pour s’y fixer; le climat est contraire aux Européens, ils s’en vont lorsqu’ils ont fait fortune. C’est ainsi que l’Inde paie chaque année une rançon de 150 ou 200 millions à des Anglais qui s’y considèrent comme des étrangers; c’est un drainage lent, mais sûr, qui ne peut manquer d’appauvrir le pays, et qui explique bien des choses.

Nous empruntons quelques-uns de ces détails à un livre remarquable qu’un membre du parlement, M. Torrens, vient de publier sous ce titre: Empire in Asia. C’est une histoire de la conquête de l’Inde, jugée du point de vue chrétien et humanitaire auquel se place généralement M. John Bright dans ses discours si honnêtes et si peu politiques. M. Torrens appelle les choses par leur nom, il ne ménage pas la vérité aux hommes dont la main de fer a soumis à la domination anglaise ces ri-

  1. Un coulie gagne 25 francs dans l’année, et sur cette somme il paie 1 franc pour l’impôt du sel qu’il consomme.