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ches contrées de l’Asie. Il ne peut toujours pas concilier cette conquête avec le commandement qui dit : « Biens d’autrui ne convoiteras pour les avoir injustement ; » toutefois, comme ces biens on les a, il pense qu’autant vaut les garder, et s’appliquer à les administrer sagement. M. Torrens voudrait des réformes dans la juridiction, à laquelle il faudrait faire participer les indigènes dans une mesure beaucoup plus large. Il voudrait plus d’honnêteté et de bonne foi dans les relations du gouvernement avec les princes hindous, dont on cherche toujours à recueillir la succession à la barbe des héritiers légitimes, comme dans le cas du rajah de Dhar, qui mourut en laissant un fils mineur, ou dans celui du rajah de Mysore, dont sir John Lawrence ne voulut jamais reconnaître le fils adoptif. On peut convenir avec l’auteur que les conquérans de l’Inde ont été peu scrupuleux dans le choix de leurs moyens, et qu’aujourd’hui encore bien souvent la force y prime le droit. Toutefois n’oublions pas ce que fut l’état antérieur de ce pays, déchiré sans cesse par de sanglantes luttes intérieures, rappelons-nous la misère, l’abaissement de ces races, le despotisme et les exactions de leurs rajahs et nababs. Elles ont changé de maîtres, c’est vrai ; on les contient par la sévérité, tant pis pour les rebelles ; en revanche, on leur octroie un avenir. Si la fin ne justifie pas les moyens, d’un autre côté les moyens ne doivent pas nous faire regretter la fin.

Malgré l’extension qu’a déjà prise l’empire britannique en Asie, la politique d’annexion semble d’ailleurs encore loin d’avoir dit son dernier mot. Le roi d’Ava (roi de Birmanie), a perdu en 1824 les districts d’Arakan et de Tenasserim, puis en 1852 la province du Pegou, que traverse l’Irawady ; ces annexions ont permis à l’empire indien de faire le tour du golfe. L’Irawady est navigable au-delà de Bhamo, ville de 5,000 habitans qui n’est qu’à une vingtaine de lieues de la frontière chinoise et qui marque le confluent des deux bras dont la réunion constitue le fleuve ; c’est le dernier poste avancé où réside un de ces innombrables agens que l’Angleterre envoie sur tous les points du globe. Au mois de novembre 1870, un bateau à vapeur a remonté pour la première fois le cours du fleuve, ayant à son bord M. Talboys Wheeler, le secrétaire du commissaire-général de la Birmanie anglaise[1], en mission purement privée. Après une visite à Mandalay, résidence actuelle du roi d’Ava, qui profita de l’occasion pour affirmer son désir de vivre en bons termes avec ses puissans voisins, M. Wheeler continua son voyage jusqu’à Bhamo. Il y trouva l’agent britannique, le capitaine Strover, privé de pain, de thé, de toute espèce de confort depuis sept mois, ne vivant que de lait et de volailles, mais ayant déjà conquis l’amitié des chefs montagnards et jouant le rôle d’arbitre dans leurs querelles. D’a-

  1. Journal of a voyage up the Irrawaddy to Mandalay and Bhamo, by J. Talboys Wheeler, — Rangoon, 1871.