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Anglais, et offre de loi procurer pour cela un navire cuirassé. On soupçonne la Russie ou la Chine d’ourdir cette intrigue; mais il faut avouer que cet « agent étranger » fait admirablement le jeu des Anglais, qui seraient enchantés d’avoir un prétexte pour s’emparer du territoire birman qui les sépare de leurs amis les Panthays. Il est difficile de croire que l’expédition contre les Louchais ne cache pas quelque projet d’annexion. Le camp de Delhi est là pour assurer les derrières de l’armée.

Si l’Angleterre réussit à s’ouvrir ainsi la route de la Chine, il est facile de prévoir les avantages qui en résulteront pour le commerce de l’Inde et l’essor qu’il prendra. On ne peut qu’admirer l’énergie avec laquelle on la voit dans ces contrées lointaines poursuivre ses intérêts, profitant de chaque occasion pour avancer d’un pas, ne reculant jamais que pour mieux s’élancer. En prenant pour base de sa politique en Asie le développement de la civilisation et le bien-être de ses administrés, elle finira par éteindre les rancunes et par assurer son empire.


G. MATHY.



THÉÂTRE. — Odéon, reprise de Ruy Blas.


« Si Ruy Blas était applaudi, il faudrait proclamer la ruine de la poésie dramatique. » Ainsi parlait de l’œuvre de M. Victor Hugo le critique le plus ferme que notre génération ait connu. S’est-il trompé? En 1838, le succès de Ruy Blas était contesté; en 1872, il ne paraît pas plus décisif. Quelles sont les preuves d’approbation déclarée qui vont au poète? Il y en a visiblement dans la scène du conseil de Castille, scène de patriotisme qui ne manque jamais de produire un effet légitime, dans laquelle néanmoins un sentiment délicat aurait peut-être réclamé quelques retouches, afin d’éviter des applications douloureuses. M. Victor Hugo écrivait ces beaux vers en 1838, au lendemain de Constantine et à la date de Saint-Jean d’Ulloa. Il sentait alors que la France, sans ambition et sans crainte, était assez haut placée pour qu’il fût permis de parler comme il le faisait du passé d’un pays étranger : que n’a-t-il senti que certaines paroles sur l’Espagne d’alors semblent tomber sur la France du présent, et, de philosophiques qu’elles étaient, devenir irritantes peut-être, stériles à coup sûr! Les vers sont beaux, M. Victor Hugo, nous le comprenons, n’a pas voulu perdre les acclamations qu’ils provoquent. Il est plus difficile, dans les autres applaudissemens qui saluent au passage les vers de Ruy Blas, de discerner ceux qui vont à l’acteur et ceux qui passent en quelque sorte par-dessus sa tête. Une autre distinction est facile à faire pour les spectateurs désintéressés : les applaudissemens embrigadés diffèrent des autres par je ne sais quoi de sec, de régulier, de mesuré, de symétrique; on dirait des mains de bois endurcies par la profession : impossible de s’y tromper. Il y en a beaucoup à Ruy Blas.