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La froideur que la pièce rencontra, il y a trente-trois ans, prouve que le sens dramatique n’était pas émoussé. Aujourd’hui même froideur, accompagnée, il est vrai, d’une curiosité qui s’explique aisément. Cette pièce a la bonne fortune d’avoir été retenue à la porte du théâtre assez longtemps; l’auteur n’est pas trop malheureux, après tout, d’avoir couru des aventures aussi retentissantes que possible : comment sa pièce ne ferait-elle pas de bruit? D’ailleurs Ruy Blas n’est pas une œuvre ordinaire : ses défauts mêmes comptent quelquefois parmi les titres à l’intérêt. Ainsi rien de plus nécessaire pour soutenir la pièce, pour entretenir l’attention de l’auditeur, que le sel un peu grossier répandu à pleines mains dans le rôle de cet aventurier, de ce bandit, le vrai don César de Bazan. Le quatrième acte, qu’il remplit tout entier, amuse un public peu difficile, qui dit comme le personnage de la Métromanie : « J’ai ri, me voilà désarmé. » Et cependant fut-il jamais un hors-d’œuvre moins prévu, moins indispensable? C’est un intermède grotesque au milieu d’une intrigue noire et uniforme.

Froideur et curiosité tout à la fois, sauf les quelques minutes que dure l’objurgation patriotique de Ruy-Blas, voilà l’impression réelle des spectateurs. Il est bon de la constater. On voit qu’il s’agit ici de quelque chose de supérieur à l’intérêt ou même à la renommée de M. Victor Hugo. Il importe peu à la littérature française que l’auteur de Ruy Blas ait compté un succès de plus ou de moins; il importe beaucoup à la destinée de notre théâtre national que le sentiment de l’art dramatique ne demeure pas oblitéré.

On est allé chercher dans la raideur des conceptions du poète la conception la plus raide, dans ses drames enfantés du système le drame le plus systématique. Il y a un motif favori, toujours le même, qui semble courir sur le clavier de certains artistes : on le retrouve dans toutes leurs œuvres, fugitif, voilé, mêlé à d’autres; mais à mesure que l’invention se tarit, ce motif s’accuse de plus en plus, tandis que les autres s’effacent, il perd du côté de la grâce ce qu’il a gagné en persistance. On le goûtait, on l’admirait : il fatigue à la fin. Le motif des drames de M. Victor Hugo s’annonçait dans Marion Delorme, reparaissait dans Hernani et dans toutes les œuvres qui ont suivi. Il a été indiqué par Gustave Planche, qui lui donnait le nom bien juste d’antithèse morale. Tous les sujets traités par M. Victor Hugo, romans ou drames, sont des antithèses de cette sorte. Partout un contraste de ce genre, une belle âme enfouie dans la laideur inculte et violente de Quasimodo, la vertu d’un martyr et d’un saint rivée à la chaîne du forçat Valjean, l’amour pur guérissant de son baume céleste la corruption de Marion Delorme, l’honneur castillan poussé jusqu’à la superstition par le bandit Hernani. Je ne veux pas nommer tous ces frères et sœurs qui composent la famille dramatique de M. Victor Hugo, véritables Ménechmes, dont les premiers, ayant trouvé beaucoup d’amis, ont épuisé en quelque sorte la