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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/245

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une situation dramatique? Où sont les passions dont le conflit nous saisit et nous captive? Où est ce silence profond qui annonce à leur début les situations d’un véritable drame, quand le spectateur sent sur lui le poids d’un problème moral qui se pose? Dans cette reine qui apparaît, je vois du théâtre, et quand, pour finir, elle dépose le plus gravement du monde un baiser sur le front de son ministre, du théâtre encore.

Dans la scène qui suit, don Salluste, qui juge que sa vengeance contre la reine est enfin mûre, que le temps est venu d’en savourer le fruit, fait crouler l’édifice de bonheur de ce laquais homme de génie. Avec lui, c’est la livrée qui revient, pis encore, c’est la trame perfide, abominable, où doit tomber sans retour la femme aimée. Le coup de théâtre est ici légitime, parce qu’il est en même temps une situation; mais comment est-elle développée? À ce grand d’Espagne, à ce premier ministre, à cet homme « plus haut que le roi, » puisqu’il en a tout le pouvoir et qu’il est aimé de la reine, don Salluste, reprenant son droit de maître, ordonne de fermer la fenêtre, de ramasser son mouchoir, et Ruy Blas, reprenant sa bassesse de laquais, ramasse le mouchoir et ferme la fenêtre. Direz-vous qu’il n’y a pas de livrée, pas d’engagement, pas de billet signé qui tienne? Vous oubliez le contraste, l’antithèse, vous oubliez M. Hugo. Ce travail, fait rapidement sur quelques scènes, pourrait être poussé d’un bout à l’autre de la pièce. Il n’y a pas moins de douze coups de théâtre dans Ruy Blas. N’insistons pas : on doit comprendre ce que nous avons dit, « que pour lui le dramatique était le théâtral, » ce qu’il a dit lui-même: « l’action est le plaisir des yeux. »

Ces réflexions suffisent pour expliquer non-seulement pourquoi M. Hugo, hors de la poésie proprement dite, a vécu, si l’on peut dire, d’antithèses morales, mais encore pourquoi tous ses drames se ressemblent. Quoi de plus limité que les contrastes qu’on peut ainsi placer sous les yeux? Il n’y a d’illimité que la nature morale; l’infini est dans l’âme humaine. M. Hugo, sur la scène au moins, semble entièrement la méconnaître. Et pourtant elle est la source des vraies larmes, de la pitié vraiment humaine, de la terreur vraiment digne d’un être libre. Ce qui parle aux yeux, ce qui frappe l’imagination peut faire frémir; mais il ne va pas jusqu’au cœur. L’émotion qu’il a su répandre en certaines pages de poésie d’une incomparable beauté est presque toujours absente du théâtre de M. Hugo. Est-ce à dire que les hommes assemblés, que la foule, comme il disait autrefois quand son langage était désintéressé, est-ce à dire que la foule ne saurait être prise que par les yeux, par je ne sais quelle curiosité ou quelle terreur, mais toujours matérielles l’une et l’autre? Il se plaît, on le sait, à (répéter qu’il a charge d’âmes; mais à ces âmes, pour lesquelles il montre un intérêt religieux, ne devrait-il pas rappeler un peu plus qu’elles existent? Ah! que j’aime bien mieux le poète qui écrivait ceci :