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LE
ROI LEAR DE LA STEPPE

Pendant une soirée d’hiver, nous étions une demi-douzaine d’amis réunis chez un ancien camarade de l’université. On se mit à causer de Shakspeare, des personnages de ses pièces, de la façon profonde et puissante dont chaque type est saisi dans les entrailles de la nature humaine. Nous admirions surtout leur étonnante vérité ; chacun de nous nommait des Othello, des Hamlet, des Falstaff, voire des Richard III et des Macbeth, — ces derniers, bien entendu, par simple hypothèse, — parmi les personnes que le hasard lui avait fait connaître. — Et moi, messieurs, s’écria notre hôte, j’ai connu un roi Lear.

— Comment cela ?

— Je vais vous le dire. — Et il commença son récit.


I.

J’ai passé mon enfance et ma première jeunesse à la campagne, dans un domaine de ma mère, riche propriétaire du gouvernement de X… L’impression la plus frappante qui me soit restée de ce temps déjà lointain, c’est la figure de notre plus proche voisin, un certain Martin Pétrovitch Kharlof. Il eût été difficile que cette impression s’effaçât, car dans toute ma vie je n’ai plus rencontré rien de pareil. Imaginez un homme d’une taille gigantesque. Sur un corps énorme était plantée, un peu de travers et sans nulle apparence de cou, une tête monstrueuse ; une masse de cheveux emmêlés d’un jaune grisonnant la surmontait, partant presque des sourcils ébouriffés. Sur le vaste espace de ce visage, rougi par le hâle, s’avançait un puissant nez épaté et s’ouvraient de petits yeux bleus d’une expression très hautaine, ainsi qu’une bouche fort pe-