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tite aussi, toute fendillée de rides et du même ton que le visage. La voix qui sortait de cette bouche était enrouée et néanmoins retentissante ; elle rappelait le bruit strident que font les barres de fer qu’on transporte dans une charrette cahotée sur un mauvais pavé. Kharlof parlait toujours comme si, par un grand vent, il s’adressait à quelqu’un placé de l’autre côté d’un ravin. Il n’était pas aisé de préciser la véritable expression de son visage, car on avait de la peine à en embrasser d’un regard toute l’étendue ; mais cette expression n’était pas désagréable. On y trouvait même une certaine grandeur ; seulement c’était trop étrange et trop extraordinaire. Quels bras il avait ! quelles jambes ! des mains larges comme des coussins ! Je me souviens que je ne pouvais pas sans une sorte de terreur respectueuse considérer le des immense de Kharlof et ses épaules semblables à des meules de moulin ; mais ce qui surtout me confondait d’admiration, c’étaient ses oreilles. Soulevées des deux côtés par ses énormes joues, elles me rappelaient, dans leurs longues volutes, les grands pains de froment tordus et roulés si connus en Russie sous le nom de kalachi. Été comme hiver, Kharlof portait une sorte de casaque en drap verdâtre, serrée à la taille par une ceinture circassienne, et des bottes goudronnées. Je ne lui ai jamais vu de cravate ; autour de quoi l’aurait-il attachée ? Il respirait lentement, lourdement, comme un bœuf, et marchait sans bruit. On pouvait croire qu’une fois entré dans une chambre, il avait constamment la crainte de tout renverser, de tout briser ; il s’avançait avec précaution, de côté et comme en glissant. Sa force herculéenne lui valait le respect de tous les environs. Des légendes s’étaient formées sur son compte. On affirmait qu’un jour, rencontré dans le bois par un ours, il l’avait terrassé ; qu’ayant surpris dans son enclos aux abeilles un paysan qui venait voler ses ruches, il l’avait lancé par-dessus la haie avec son cheval et son chariot, et ainsi de suite. Pourtant Kharlof ne se vantait jamais de sa force. S’il était plein d’orgueil, ce n’était pas sa vigueur qui le lui inspirait, c’était sa naissance, sa position dans le monde, l’esprit et l’intelligence qu’il s’attribuait. — Notre race, répétait-il souvent, vient du Chédois (il voulait dire Suédois) Kharlus, arrivé en Russie sous le règne d’Ivan Vassilitch l’Aveugle. Ce Chédois Kharlus n’a pas daigné être un comte païen, il a voulu devenir un gentilhomme russe, et s’est fait inscrire dans le livre d’or. Voilà d’où nous descendons, nous autres, les Kharlof, et par cette même raison nous naissons tous blonds de chevelure, clairs d’yeux et blancs dévisage, car nous avons poussé sous la neige. — Martin Pétrovitch, m’enhardis-je un jour à lui dire, il n’y a jamais eu d’Ivan Vassilitch l’Aveugle. Il y a eu un Ivan Vassilitch le Terrible ; mais c’est le grand-duc Vassili Vassilitch qu’on avait surnommé l’Aveugle. —