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Radote, radote, répondit tranquillement Kharlof ; quand je dis une chose, c’est ainsi.

Un jour, ma mère se mit à le louer en sa présence pour son désintéressement, qui était en effet des plus remarquables. — Eh ! Natalia Nicolavna, s’écria-t-il presque avec dépit, voilà un beau sujet de louange ! Nous autres, grands seigneurs, pouvons-nous agir autrement ? Il ne faut pas qu’aucun homme de la glèbe, aucun vilain, aucun manant ose seulement supposer de nous quelque chose de vil et de déshonorant. Je suis un Kharlof, ma famille descend de là (et il élevait son doigt au plafond aussi haut que possible) ; comment pourrais-je écouter mon intérêt ? — Une autre fois, un personnage important, qui était en visite chez ma mère, s’avisa de persifler Kharlof ; celui-ci avait encore parlé du Chédois Kharlus, qui était venu en Russie…

— Au temps du tsar Haricot[1], interrompit le visiteur.

— Non, pas à cette époque, mais sous le règne du grand-duc Ivan Vassilitch l’Aveugle.

— Quant à moi, reprit l’autre, je crois votre race encore beaucoup plus ancienne : elle remonte aux temps antédiluviens, quand la terre portait encore des mastodontes et des mégalothérions.

Quoique ces termes scientifiques fussent parfaitement inconnus de Kharlof, il comprit qu’on se moquait de lui. — C’est possible, dit-il d’un ton bref, notre race est en effet très ancienne. On dit qu’à l’époque où mon aïeul vint s’établir à Moscou, il y vivait un imbécile du genre de votre excellence, et de tels imbéciles ne viennent au monde qu’une fois tous les mille ans.

Le visiteur se leva furieux ; Kharlof jeta la tête en arrière, avança le menton, poussa un hum ! de défi, et s’éloigna fièrement. Deux jours après, il revint à la maison. Ma mère lui adressa des reproches. — C’est une leçon que j’ai voulu lui donner, madame, interrompit Kharlof. Une autre fois, il y prendra garde. Il est encore trop jeune, il faut le faire marcher droit. — Or le visiteur n’était pas moins âgé que Kharlof, mais ce géant semblait considérer tous les hommes comme des mineurs. D’ailleurs il ne craignait absolument personne.

Ma mère recevait Kharlof avec une bienveillance toute particulière. Elle lui pardonnait beaucoup, car il lui avait sauvé la vie, une vingtaine d’années auparavant, en retenant sa voiture sur le bord d’un profond ravin où les chevaux étaient déjà tombés. Les traits et les harnais se cassèrent ; Kharlof ne lâcha point la roue qu’il avait saisie, quoique le sang lui jaillît sous les ongles. C’est ma mère aussi qui l’avait marié. Elle lui avait donné pour femme

  1. Personnage légendaire.