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A l’approche de ma mère, il prenait la pose du soldat devant son officier, la tête lui branlait de zèle ; ses énormes mains frémissaient le long de ses cuisses, et toute sa personne semblait dire : Ordonne, et je m’élance. Ma mère ne se faisait aucune illusion sur les moyens du personnage ; cela ne l’empêchait point de rêver un mariage entre Evlampia et lui. — Mais en viendras-tu à bout, mon petit père ? lui demanda-t-elle un jour.

Gitkof sourit d’un air d’assurance. — Que dites-vous, Natalia Nicolavna ? J’ai mené tout un bataillon ; je l’ai fait marcher comme le long d’un fil. Faire marcher une femme, est-ce que ça vaut la peine d’en parler ?

— Il y a une différence, mon père, entre un bataillon de recrues et une jeune fille de sang noble, répondit ma mère d’un ton de mécontentement. Enfin, ajouta-t-elle après un peu de réflexion, Evlampia saura se défendre.


II.

Un jour, c’était au mois de juin et la nuit s’avançait, on annonça Kharlof. Ma mère s’étonna. Il y avait plus d’une semaine que nous n’avions vu notre voisin, et jamais il ne faisait si tard ses visites. — Il est arrivé quelque chose, murmura-t-elle. — En effet Kharlof, qui se laissa tomber aussitôt sur une chaise près de la porte, était si pâle, son visage avait une expression si soucieuse, que ma mère ne put s’empêcher de répéter à haute voix l’exclamation qui venait de lui échapper. — Parle, parle, mon père, dit-elle aussitôt. Est-ce encore ta mélancolie qui est venue te reprendre ?

Kharlof fronça le sourcil. — Non, ce n’est pas ma mélancolie ; elle arrive au temps de la pleine lune. Mais permettez-moi de vous faire une question, madame : que pensez-vous de la mort ?

Ma mère fit un geste d’effroi. — De quoi ? dit-elle.

— Je viens d’avoir une hallucination nocturne, fit-il d’une voix sourde et lente.

— Comment ?

— Une hallucination nocturne, répéta Kharlof ; je suis un grand voyeur de songes.

— Toi ?

— Moi. Vous ne le saviez point ? — Kharlof poussa un soupir. — Écoutez. Il y a de cela un peu plus d’une semaine ; c’était précisément l’avant de saint Pierre. Je me couchai pour me reposer un peu, et je m’endormis. Tout à coup je vois entier dans ma chambre un poulain noir. Ce poulain se mit à jouer et à me montrer les dents, — un poulain noir comme un tarakân[1].

  1. Espèce de scarabée ou blatte noire.