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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/278

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sentait offensé ; il murmurait même… jusqu’à ce qu’il se fût rendu compte. C’était un homme, vous vous en souvenez bien, un homme violent, chaud, bien chaud. Maintenant il est devenu tout à fait tranquille. Madame votre mère s’est fâchée contre moi… Que voulez-vous ? c’est une grande dame ; elle tient à son pouvoir, ni plus ni moins que Martin Pétrovitch en son temps. Venez vous-même, voyez, et à l’occasion dites un mot en notre faveur. Je n’oublie pas les bienfaits de Natalia Nicolavna ; mais après tout il faut que nous vivions aussi.

— Et Gitkof ? demandai-je ; comment l’a-t-on refusé ?

Slotkine haussa les épaules. — Fedoulitch ? cette tête de cheval ? Mais, de grâce, à quoi pouvait-il être bon ? Il a été soldat toute sa vie, et voilà tout à coup qu’il imagine de s’occuper des choses du ménage. Il dit : — Je sais conduire les paysans, parce que je sais souffleter. — Il ne sait rien du tout, car il faut savoir souffleter à point. C’est Evlampia Martinovna elle-même qui l’a refusé. Est-ce qu’un soldat sait quelque chose au monde ? Tout notre ménage avec lui fût allé au diable.

— A-ou ! fit retentir la voix sonore d’Evlampia.

— J’y vais, j’y vais, répondit Slotkine. J’ai l’honneur de vous saluer, Dmitri Séménitch. Tirez des bécasses tant que vous voudrez ; c’est un oiseau qui passe, qui n’appartient à personne ; mais, si un lièvre traverse votre chemin, épargnez-le : c’est notre gibier. J’oubliais encore,… n’auriez-vous pas un petit de votre chienne ?

— A-ou ! fit encore entendre Evlampia.

— A-ou ! a-ou ! répondit Slotkine, et il s’éloigna en courant.

Je me souviens que, resté seul, je me dis à moi-même : — Comment Kharlof n’a-t-il pas exterminé Slotkine… à ne laisser qu’un peu de boue sur la place ?.. Et comment celui-ci ne craignait-il pas un tel sort ? Il faut, pensai-je, que Kharlof soit devenu bien tranquille en effet. — Mon désir s’en accrut de pénétrer dans Ieskovo et d’apercevoir, ne fût-ce que du coin de l’œil, ce colosse que je ne pouvais pas me figurer humble et dompté.

J’étais déjà parvenu à la lisière du bois, lorsque sous mes pieds partit une bécasse qui prit son vol vers le fourré. Je la couchai en joue, mon fusil rata ; ne voulant pas perdre un si beau gibier, je m’élançai à sa poursuite. J’avais à peine fait une centaine de pas, que j’aperçus dans une clairière sous un large bouleau, non pas la bécasse, mais le même Slotkine. Couché sur le dos, les deux bras plies sous la tête, et regardant le ciel d’un air satisfait, il balançait nonchalamment sa jambe gauche passée sur le genou droit. Il n’avait pas remarqué mon approche. À quelques pas de lui, lentement et les yeux baissés, se promenait Evlampia ; elle semblait chercher