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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/284

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— Moi, moi ! répondit une voix brisée qui semblait accentuer chaque mot avec un effort douloureux. Oui, moi !

— Que t’est-il arrivé ? bon Dieu !

— Nata… lia Nicolav… na… J’ai couru jusqu’ici de la maison… à pied…

— Par un tel temps ! mais tu ne ressembles pas à un être humain. Lève-toi, prends un siège. Et vous, dit-elle aux femmes de chambre, apportez vite des serviettes. N’y aurait-il pas quelque habillement sec ? demanda-t-elle au maître d’hôtel. — Celui-ci leva les mains au ciel comme pour dire : — Où trouver un vêtement à cette taille ? — Du reste, on peut apporter un drap de lit ou bien une couverture de cheval ; nous en avons une toute neuve.

— Mais lève-toi donc, Martin Pétrovitch, assieds-toi, répétait ma mère.

— On m’a chassé, madame, s’écria Kharlof avec un long gémissement, en renversant la tête et étendant les bras devant lui ; on m’a chassé, Natalia Nicolavna, mes propres filles, de mon propre nid !

Bla mère fit un signe de croix, — Que dis-tu là ? Quelle horreur ! Mais lève-toi enfin, Martin Pétrovitch ; fais-moi cette grâce.

Deux femmes de chambre arrivèrent avec des serviettes, le maître d’hôtel avec une grande couverture de laine. La tête pointue de Souvenir parut et disparut à la porte de l’antichambre.

— Allons, debout, dit ma mère d’un ton de commandement, et raconte-moi par ordre tout ce qui est arrivé.

Kharlof se souleva lentement. Chancelant comme un homme ivre, il s’approcha d’une chaise, et s’y laissa tomber. Alors les femmes de chambre s’avancèrent avec leurs linges ; il les éloigna d’un geste de la main, et refusa également la couverture. Ma mère n’insista point. Évidemment on ne pouvait sécher Kharlof ; on se contenta d’essuyer les traces qu’il avait laissées sur le parquet. — Madame… Natalia Nicolavna, dit-il enfin avec effort, je vais vous dire toute la vérité. C’est moi qui suis le plus coupable… L’orgueil m’a perdu, ni plus ni moins que le roi Nabuchodonosor. Je me disais : Le seigneur Dieu m m’a pas privé d’esprit… Et puis, par là-dessus, la peur de la mort… La tête m’a tourné… Je montrerai, me disais-je, au monde entier, avant d’en finir avec la vie, ma force et mon pouvoir. Je les gratifierai tous, et tous me devront reconnaissance jusqu’au tombeau. — Kharlof bondit sur sa chaise. — Chassé à coups de pied comme un chien galeux, voilà leur reconnaissance ! — Ses yeux continuaient à errer ; il éleva ses mains à la hauteur du menton, et les frappait l’une contre l’autre par le bout des doigts. — On m’a pris Maximka, on m’a pris ma voiture, mon cheval ; on m’a mis à la diète, on ne m’a pas payé la pension convenue ; on m’a misérablement tout rogné autour de moi… Et je ne disais mot,… en-