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dorment, eux et leurs sujets, dans le même tombeau et dans le même oubli. À ceux-ci, l’âme a manqué plus que le talent ; leurs tendresses comme leurs haines ne méritaient pas de traverser les siècles. On a cru condamner la poésie politique en disant que mettre la puissance d’un grand génie au service des passions d’un parti, c’est livrer aux Turcs les statues de Phidias pour en faire de la chaux ; mais le caractère du génie est de ne pouvoir s’asservir aux passions des partis. Il y a en lui quelque chose de souverain qui répugne à toutes les complaisances honteuses, à tous les esclavages. Il ne saurait ni flatter bassement ce qu’il aime, ni outrager l’ennemi vaincu ; ses amours ont de pieuses inquiétudes et la clairvoyance d’une incorruptible justice, ses colères ont des retours généreux et de saintes clémences. Il sait que tout triomphe a un lendemain, que le ciel est jaloux, que les vents sont changeans ; il porte en lui une sagesse cachée que la fortune n’éblouit ni ne maîtrise. Aussi, quoiqu’il marche les yeux attachés sur la terre, quoiqu’il paraisse ne ressentir que des douleurs et des joies mortelles, il peut dire au monde avec confiance en lui montrant son cœur et son poème : Entrez, il y a ici des dieux ! Introite, nam et hic dii sunt.

Si l’on retranchait de la poésie lyrique de l’Allemagne toutes les odes et les chansons politiques, on dépouillerait ce merveilleux écrin sinon de ses plus beaux joyaux, du moins de quelques perles de grand prix. De Herder à Uhland et de Uhland à Freiligrath, le patriotisme a inspiré aux poètes allemands de nobles accens, des accords d’une grâce suave ou d’une mâle et forte harmonie. Qui ne sait qu’en 1813, dans ces jours de sanglante et de glorieuse mémoire où la nation se leva tout entière pour secouer un insupportable joug, quelques-uns de ses fils surent se battre en chantant et chanter en mourant ? Ce ne fut pas Goethe qui se chargea de redire dans la langue des dieux ce qui se passait alors de terrible et de violent au fond des cœurs et le sombre enthousiasme qui emportait les courages[1]. L’Allemagne insurgée lui faisait l’effet d’une maison d’aliénés, où sa sagesse n’était pas à l’aise. Il croyait à l’étoile invincible de Napoléon. « Ils auront beau remuer leurs chaînes, s’écriait-il, ils ne les briseront pas ; cet homme est trop grand pour eux. » Non-seulement il avait peu de foi au succès, mais il détestait à l’égal des portes de l’enfer le fanatisme et la haine, tout ce qui rétrécit le cerveau, tout ce qui trouble la pensée, toutes les fumées acres qui blessent des yeux amoureux du jour. Il disait au patrio-

  1. Voyez l’excellente histoire de la littérature allemande de M. Julian Schmidt, 5e édition, t. III, pages 3, 36 et suivantes. Voyez aussi Ludwig Haüsser, Deutsche Geschichte vom Tode Friedrichs des Grossen bis zur Gründung des deutschen Bundes, p. 242 et 243.