Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/307

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

taché, le plus dévot à ses souvenirs. Ils sont doués d’une mémoire tenace et résistante, où il n’y a point de fuite, et qui garde tout. Au goût des hardiesses, des nouveautés, des aventures de l’esprit, ils joignent ce qu’on pourrait appeler le conservatisme du cœur; aussi ont-ils inventé l’art de conserver leurs passions, et vous les voyez tirer du fond de leur poitrine de tendres fidélités ou des haines acerbes qu’on croyait mortes depuis longtemps, et qui paraissent aussi fraîches que le premier jour, à cela près qu’elles sentent un peu le renfermé. Quiconque a voyagé en Allemagne y a rencontré des hommes très raisonnables et très raisonneurs, fort avancés dans leurs idées, chauds partisans de la musique, de la religion et de la politique de l’avenir, et qui ne laissent pas d’avoir leurs superstitions et leurs légendes. A de certaines heures, vous voyez flotter dans leurs yeux des fantômes, vous y apercevez distinctement Barberousse, le champ de bataille de Teutobourg, Chrimhield, tous les Nibelungen, et il prend à ces romantiques défroqués des attendrissemens qui ont mille ans de date : ce ne sont pas des hommes du XIXe siècle, ils sont tout à la fois du XIIIe et du XXe. On a dit avec raison que le vaincu de Tagliacozza, ce pauvre Conradin, mis à mort par Charles d’Anjou en l’an de grâce 1268, est encore en possession d’arracher des larmes à bien des Allemands, qu’il est encore un de leurs griefs contre la France. Il a figuré avec honneur dans les odes et les chansons guerrières de l’an passé, en compagnie d’Arminius et du dieu Thor. L’Allemagne est une maison très aérée et très bien éclairée; Luther, Kant, Lessing, Goethe, Hegel, y ont percé de larges fenêtres par lesquelles la lumière entre à flots, et cependant cette maison où il fait si clair ne laisse pas d’être visitée par des revenans qui en vérité ne sont pas d’humeur débonnaire et mènent grand bruit. M. de Bismarck est le rare exemple d’une tête allemande que ne hantent point les fantômes; mais, lorsqu’il le faut, ce grand sceptique sait évoquer les revenans.

Si Charles-Quint eût réussi dans ses projets, il aurait fait de la puissance impériale une redoutable machine d’oppression. La défection de Maurice de Saxe sauva la réforme et l’Allemagne. Sous Ferdinand II, l’empire s’asservit de nouveau à la politique espagnole, et menaça de détourner à jamais l’Allemagne de ses vraies destinées. Plus allemand que l’empereur, un Tchèque, Wallenstein, refusa de mettre son épée au service de l’Espagne et des jésuites; il lui en coûta la vie. Quand les Allemands oublient, c’est qu’ils le veulent bien; ils ont des ignorances volontaires. En ce temps d’impérialisme rajeuni, on n’aime pas à se souvenir qu’au XVIe et au XVIIe siècle la cause des princes dans leur procès avec l’empereur était celle des peuples et de la liberté des consciences, que les fran-