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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/332

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ronne une cocarde noire, blanche et rouge comme le pavillon de la marine allemande.

A force de répéter certaines choses, on les croit à moitié; — il est bien difficile de les croire tout à fait dans un pays qui a produit Lessing, Goethe et Humboldt. M. Geibel a-t-il une foi sincère, entière, inébranlable, celle qui transporte les montagnes, non-seulement au chérubin des chastes amours, mais encore à ces autres chérubins qui à Gravelotte couvraient de leurs ailes son empereur, le héros de la Marche? M. Geibel ressemble à ce Mustapha dont parle Voltaire, qui croyait que l’ange Gabriel descendait souvent de l’empyrée pour apporter à Mahomet des feuillets de l’Alcoran écrits en lettres d’or sur du vélin bleu; tout en croyant fermement, il sentait quelques nuages de doute s’élever dans son âme. M. Geibel en est là; on peut dire de lui comme de Mustapha qu’il croit ce qu’il ne croit pas, qu’il s’accoutume à prononcer, à l’exemple de son mollah, certaines paroles qu’il prend pour des idées. Aussi a-t-il peine à s’entendre avec lui-même, et comme lui, cœurs partagés, ses confrères sont en proie à la misère des contradictions. Dans leurs vers s’entremêlent et s’entre-choquent le dieu des batailles et le dieu de la raison, Jehovah et l’absolu, Fichte et l’Alcoran, la philosophie et les archanges, les capucinades et les vérités, la grande Allemagne et la petite. Non, votre vin n’est pas franc; il sent la fabrication et le bois de campêche. Passe encore si cette boisson procurait une joyeuse ivresse ! Elle ne fait monter au cerveau que de noires fumées. Ce triste vin est un vin triste.

Il y avait jadis un génie qui s’appelait Gwyn-Araun; il était, dit l’histoire, sorti d’un nuage comme un éclair. Nourri par la magicienne Morgan, il faisait honneur à son lait et à ses soins : bien qu’il n’eût pas trois pieds de haut, il était devenu le véritable roi des enchantemens et de la féerie. A son cou pendait un cor d’ivoire qui avait la vertu de faire danser la mélancolie, chanter la tristesse. Son cheval, appelé Karn-Groun, le transportait en un clin d’œil d’un bout de la terre à l’autre. Il prenait à son gré toutes les formes, tous les visages, et prêtait sa figure à qui bon lui semblait. Initié à tous les mystères, il conversait familièrement avec les étoiles comme avec les fleurs, et les choses, non plus que les âmes et les dieux, n’avaient pour lui rien de caché. Au demeurant, il n’employait sa puissance qu’à obliger et à secourir les hommes. Généreux, bienfaisant, il leur donnait de sages conseils; il rectifiait leurs préjugés, étendait leur esprit, guérissait leurs blessures et leurs colères, les consolait, les pacifiait. Un jour, Gwyn eut la malencontreuse idée de prier à dîner un solitaire, un ermite d’humeur farouche, nommé Kollenn. L’ermite se présente au palais;