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sans prendre le temps d’en admirer les colonnades, il traverse à grands pas la cour d’honneur, où une foule de sylphes et de sylphides d’une incomparable beauté dansaient aux sons d’une harpe magique. Il entre brusquement dans la salle à manger; la table était dressée, «Tu n’as qu’à le vouloir, lui dit le génie, et les plats d’or et les coupes de diamant que tu vois vides devant toi se rempliront à l’instant des mets les plus exquis, des liqueurs les plus douces. — Tu es le diable, lui répliqua le saint, et je ne vois ici que des feuilles sèches. » À ces mots, tirant de dessous sa haire son flacon d’eau bénite, il le vida sur la table. Aussitôt le palais, les portiques, les sylphes, le roi des fées lui-même, tout disparut. On ignore ce que Gwyn est devenu. Voilà l’histoire de la poésie allemande. Elle a invité chez elle un hôte fâcheux, un marguillier, un sacristain à l’œil plombé, au front étroit, au teint bilieux, qui s’appelle Kollenn ou le chauvinisme. Il s’est présenté tenant à la main une fiole pleine d’une acre eau bénite, où il avait distillé beaucoup de fiel et d’absinthe; — les vases d’or et les coupes de diamant se sont évanouis comme les fantômes d’un songe. Il n’y a plus sur la table que des feuilles sèches.

Nous avons pleine confiance dans l’avenir littéraire de l’Allemagne, elle a encore beaucoup à nous donner. Nous osons croire que Kollenn aura prochainement épuisé toute sa provision d’eau bénite, qu’il ne lui en restera plus une seule goutte pour ses tristes aspersions, qu’il pendra son goupillon au croc et que le roi des fées reviendra; — mais aussi longtemps que les poètes d’outre-Rhin n’auront pour s’inspirer que le mépris du Welche ou l’adoration de leurs propres vertus, nous préférerons à leurs sonnets comme à leurs psaumes l’histoire des trois Calenders et de quelques dames de Bagdad ; c’est plus gai et en vérité plus instructif. Et nous relirons aussi certains poètes du temps passé, Hœlderlin et ses épigrammes contre la fausse dévotion qui fait servir les dieux au décor de sa rhétorique et à l’arrondissement de ses périodes, Uhland, Lenau, Platen surtout, ce noble talent qui eut le tort, il est vrai, d’aimer la France, d’admirer Corneille et d’aller finir ses jours chez les Welches. « Assurément, disait-il, c’est une belle vertu que la fidélité; cependant la justice est plus belle encore, et quand je devrais mourir un jour abandonné et solitaire, je veux arracher leur capuchon aux hypocrites. Ce n’est pas la peine d’être un pied-plat.»

Abziehn den Heuchlern will ich ihre Kutten;
Nicht lohnt’s der Mühe schlecht zu sein.


VICTOR CHERBULIEZ.