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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/378

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térêts de tous les réunit pendant la paix, avec une entière égalité de droits. De l’assemblée générale ils retournent à leurs habitations séparées, à leur vie solitaire, moins fréquemment en commerce avec les hommes qu’avec la nature. Lorsque, au XVIIIe siècle, les philosophes, disciples de Rousseau, et la mode à leur suite, soutiendront contre les jardins français le parti des jardins anglais, jaloux d’imiter les prairies et les bois et de se confondre avec tout le paysage d’alentour, ce sera le curieux témoignage d’une diversité de génies survivant chez un peuple de double formation, comme est la France, et reparaissant après des siècles jusque dans les appréciations du goût, jusque dans les délicatesses et les caprices d’une civilisation raffinée.

Un second trait principal auquel se peut reconnaître le primitif génie germanique, trait cette fois encore admirablement traduit par Tacite, c’est ce sentiment religieux qui, sans le secours importun des formes matérielles, dans le silence et dans l’ombre des grands bois, se recueille et adore : lucos ac nemora consecrant, deorumque nominibus appellant secretum illud, quod sola reverentia vident. On a dit, — Jacques Grimm lui-même, — qu’il fallait voir dans ces expressions de Tacite un clair pressentiment de la réforme protestante. Soit, si l’on parle de l’étonnement douloureux que ressentit Luther en face des scandales religieux de son temps, ou bien de sa répugnance contre la profusion des images et le culte des saints; mais une telle interprétation cesse, à notre avis, d’être juste, si l’on songe que le mysticisme, l’ardeur de l’adoration solitaire et contemplative, élémens religieux qu’on devine, ce semble, derrière les expressions de Tacite, ne sont pas ceux qu’a exaltés la réforme. Le mysticisme, avec un profond sentiment de l’indéfini, on le retrouve en certaine mesure, il est vrai, dans la poésie germanique, dans la peinture allemande avant le XVIe siècle, dans la musique allemande de notre temps. Quant aux sublimes essors de l’élévation religieuse, ils ne sauraient prendre naissance que dans la sphère de la grande imagination, où les peuples héritiers du génie classique sont, tout compte fait, restés les maîtres. Avec Homère, Eschyle, Platon, Aristote, Phidias, Virgile, Dante, la pensée humaine avait atteint les plus hautes cimes. Qu’au nom d’un Shakspeare et d’un Luther, organes d’une différente conception de l’idée religieuse et de la poésie, au nom d’un Goethe, symbole d’une fusion cosmopolite, on réserve l’avenir, cela doit être permis à qui veut espérer; mais qu’ils sont lents à paraître, qu’ils sont prompts à s’effacer quand on croit les saisir, les signes d’une conciliation véritable qui serait la vraie force du génie moderne !


A. GEFFROY.