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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/455

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berté de ses mouvemens par la tyrannie de ses précepteurs et la surveillance de ses amis, et l’on aurait envie, si les prosateurs jouissaient des privilèges des poètes, d’attribuer au dépit qu’elle ressent de cette gêne la brusquerie presque voisine d’une certaine violence qui se remarque dans l’ensemble de sa physionomie.

En contemplant le panorama de cette petite ville à la hardiesse charmante, à la fois libre et prisonnière, brusque et domptée, je ne pus m’empêcher de songer un peu tristement qu’elle était comme une sorte de miroir naturel où se lisaient assez nettement les destinées qui furent faites au plus excentrique et au plus équivoque de ses enfans. Tonnerre fut la patrie du fameux chevalier d’Éon, si célèbre au dernier siècle par le scandale de ses aventures, si recommandable, tout compte fait, par la réalité de ses services et l’énergie de sa conduite, auprès de tous ceux qui ne se paient pas de préjugés populaires, ou dont le jugement n’est pas effarouché par les quolibets des pamphlétaires. La maison où il naquit, où il vécut heureux pendant les années de l’éducation et de l’adolescence, se dresse encore entièrement intacte à l’entrée de la ville, tout contre le pont de l’Armancon, C’est une bonne petite maison du dernier siècle, sans aucune apparence extérieure de richesse et de faste ; trois marches de pierre, hautes à elles trois d’un pied et demi environ, forment l’entrée ; une petite cour qui ne fut jamais faite pour remiser de nombreux carrosses la précède. Une telle demeure, bien loin de parler d’aventures excentriques et d’existence équivoque, annonce au contraire chez ses habitans simplicité de vie et modestie d’habitudes. Et cependant, de même que les femmes de certaines classes savent rehausser par un ruban ou un nœud de tulle une toilette presque pauvre, cette maisonnette a dans son air un je ne sais quoi qui la tire du commun des habitations ordinaires. C’est bien la demeure d’un petit noble de province sous l’ancien régime, ou, pour parler avec plus de précision encore, d’un membre de cette sorte de gentry française si nombreuse autrefois, bourgeoisie titrée et noblesse bourgeoise, un peu hésitante sur les frontières de deux conditions, La maison est donc d’aspect fort honnête, mais, grands dieux, qu’elle est étroite ! Il semble que les habitans devaient s’y sentir singulièrement gênés par momens, et l’on conçoit aisément que, s’il y est né quelque oiseau naturellement emplumé pour voler, il a dû plus d’une fois la prendre pour une cage et ressentir le besoin de s’en échapper. C’est par ce caractère d’étroitesse, pas autrement, que la petite maison de Tonnerre fait penser aux bizarres destinées du chevalier d’Éon.

Montaigne parle dans un de ses essais d’un garçon de sa seigneurie qu’il avait connu fille jusqu’à l’âge de vingt ans passés, et que la na-