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en tout cas il ressort de l’existence de ce ministère occulte ce fait d’une importance capitale, c’est qu’en pleine monarchie absolue, il y eut un moment où le chef de cette monarchie ne se crut pas suffisamment libre pour jouer ouvertement son rôle de souverain absolu, et la constatation de cette singularité nous dispense de chercher davantage.

D’Éon fut affilié par le roi Louis XV à ce ministère occulte dont faisaient partie le prince de Conti, le comte et le maréchal de Broglie, d’autres personnages encore. Il répondit dignement à cette marque de désagréable confiance dont se serait passé volontiers tout homme d’une conscience scrupuleuse, car, pour nommer les choses par leur nom, si d’Éon fit partie de ce ministère occulte, ce fut non comme conseil, mais comme agent diplomatique secret, rôle équivoque, hybride, qui, sans être l’espionnage, y confine cependant par quelques points. Espionnage ou non, c’est à ces fonctions que d’Éon dut la page la plus honorable de sa vie, la seule vraiment honorable. La guerre de sept ans avait pris fin, et Louis XV, trop légitimement mécontent de la paix de 1763, qui donnait à l’Angleterre nos possessions du Canada et de l’Acadie, méditant déjà sur les conditions possibles d’une revanche, conçut le projet d’attaquer l’Angleterre dans son île même. On ne s’attendrait guère à voir les projets de Napoléon, qui ont été jugés comme les plus téméraires, devancés par le roi Louis XV; cependant il en fut ainsi. Louis XV chargea d’Éon d’aller étudier en Angleterre les moyens les plus efficaces d’opérer une descente dans l’île, et, pour qu’il fût couvert contre tout soupçon, on arrêta qu’il ferait partie, comme secrétaire, de l’ambassade du duc de Nivernais. Tout alla bien pendant le temps que dura l’ambassade de cet aimable seigneur, qui, lassé pour un rien, se reposait volontiers des fatigues de son ministère sur d’Éon, qu’il aimait d’ailleurs beaucoup. Les choses changèrent singulièrement avec son successeur, le comte de Guerchy, qui, n’ayant ni la haute position, ni l’indépendance de caractère du duc de Nivernais, était tout autrement soumis aux volontés du cabinet de Versailles. Le comte de Guerchy ne tarda pas à s’apercevoir que son secrétaire, qui avait un moment exercé l’intérim d’ambassadeur, poursuivait quelque but secret et remplissait d’autres fonctions que celles de son titre officiel. Les deux diplomaties, marchant côte à côte dans l’ombre, se rencontrèrent, et une explosion s’ensuivit. Il serait fastidieux de compter tous les fils de cette ténébreuse intrigue, dont l’origine, selon quelques-uns, doit être cherchée dans la haine de Mme de Pompadour pour le comte de Broglie et dans le refus de d’Éon de trahir au profit de la favorite la confiance du roi; mais, bien qu’aucun fait authentique n’appuie