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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/474

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du cerveau? Le savant décrit alors le système nerveux, et le montre comme un arbre renversé dont les racines seraient en haut, et ce qui prouve qu’il y a là plus qu’une comparaison, fait-il remarquer, c’est que la substance des nerfs devient plus délicate, plus molle et sensible dans les parties qui se relient au cerveau; ce sont donc de vraies racines, et le cerveau n’est autre chose que leur humus, la terre où elles plongent pour y puiser avec la nourriture la sève vitale qu’elles renvoient à toutes les parties du corps. Qu’en pensez-vous? Que l’hypothèse vous paraisse ou non entachée de matérialisme, avouez qu’elle est singulièrement ingénieuse et faite pour arrêter la pensée. Ouvrez encore la petite dissertation qui précède la description des singes, Buffon vous y montrera qu’on donne le nom général de singe à des animaux qui, loin d’être semblables, n’ont réellement aucun rapport ensemble. Les uns sont de vrais bimanes, les autres sont quadrumanes; ceux-ci ont une queue, ceux-là n’en ont pas; chez les uns, cette queue est un appendice inutile; chez les autres, c’est un véritable instrument d’appréhension. Ce sont donc des animaux très différens, dit Buffon, et alors il pose ce principe qui fait une des bases de l’histoire des animaux, et dont la portée n’a pas été peut-être assez comprise : c’est pour les besoins de la nomenclature que nous établissons des groupes et séries d’animaux que nous nommons genres et familles, rien de pareil n’existe dans la réalité. Nous prêtons à la nature des plans d’académicien et de savant qu’elle n’eut jamais ; la nature n’a pas de plan, elle n’a qu’un but qui est de créer, et elle crée non des espèces et des genres, mais des individus, et rien que des individus. Je laisse aux savans à juger la valeur de ce principe; pour moi qui ne suis pas savant, il me parait la vérité même, vrai ailleurs encore que dans son application à la nature animale. Mais passons vite : incedo per ignes.

On le sait, il y a une imagination scientifique particulière qui fait les grands philosophes de la nature, et cette imagination n’est pas moins variée que celle qui fait les poètes. Pour prendre les deux grands exemples modernes, Buffon lui-même et Cuvier ont tous deux l’imagination scientifique; mais quelle différence! L’imagination de Cuvier procède surtout par l’analogie, celle de Buffon par l’hypothèse. Personne parmi les savans n’a eu la poésie des hypothèses au même degré que Buffon; il les multiplie, il les entasse, il les porte dans tous les ordres de la nature, il en a de toutes les sortes, de gigantesques et de puissantes, d’infiniment délicates et gracieuses. Il ne saurait y avoir d’hypothèse plus grandiose que celle par laquelle il explique la formation de notre planète; quelle imagination, si lourde qu’on la suppose, n’en serait frappée? Une