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REVUE. — CHRONIQUE.

faublesses plus tendres et qu’elle se laisse gruger comme elle gruge elle-même son Crésus : le tout est de ménager les bienséances théâtrales. Le financier que nous supposons ferait des billets au porteur en bonne prose et des billets d’amour en mauvais vers qu’il n’en serait que plus ressemblant à nos receveurs-généraux traducteurs d’Horace. Il est si naturel de délasser dans un quatrain une plume fatiguée de signer des bordereaux ! Il est indispensable qu’il bâtisse un hôtel dont la beauté fasse crever de dépit tous ses rivaux ; il faut qu’il soit connaisseur, qu’il ait une galerie, des concerts dont la cour et la ville s’entretiennent. Eh bien ! ce financier que nous croyons imaginer, Lesage l’a inventé bien avant nous, car c’est là sa comédie tout entière. Ne disons pas que Turcaret n’est point de notre temps.

Mais Turcaret est d’une sottise amère ! Pas si sot qu’on veut bien le croire et surtout qu’il plaît aux acteurs de le faire. D’abord il est à regretter, à notre avis, qu’on se soit éloigné de l’image qu’on s’en faisait autrefois. Trois vers de Voltaire, dans sa comédie de la Prude, renferment le portrait fidèle du financier :

Gros, court, basset, nez camard, large échine,
Le dos en voûte, un teint jaune et tanné,
Un sourcil gris, un œil de vrai damné.

Affublez ce personnage d’une grosse perruque et d’un habit de couleur sombre, vous avez le financier complet. Ne lui donnez pas un habit, des dentelles, qu’il ne sait pas porter. Plus le Turcaret qu’on nous présente est doré jusqu’aux yeux, plus il semblera lourd, et il faut avouer que M. Barré a fait peu d’efforts pour échapper à cet écueil. Nous aurions voulu que le contraste même du costume nous apprît combien Turcaret est désorienté, hors de son monde et de sa vraie place. En y réfléchissant, on verra que toutes ses sottises viennent de là. Il s’égare dans un monde d’aventurières plus ou moins titrées, de marquis dont l’aisance lui impose et dont Is persiflage le glace, de chevaliers d’industrie dont il soupçonne les artifices, mais dont il accepte les flatteries. On n’est jamais habile hors de sa sphère : il y faut au moins quelque apprentissage, et l’art de gagner malhonnêtement beaucoup d’écus ne suppose pas une grande pénétration pour percer à jour des intrigues de femme galante. Voilà pour les tromperies de la marquise.

Il y en a d’une autre sorte. Turcaret est dupé par Frontin, qui joue d’abord la niaiserie, afin de gagner sa confiance ; cette précaution, dont les valets de la comédie ne s’étaient pas encore avisés, prouve que Lesage n’a pas prétendu faire de Turcaret un imbécile. Le faux exploit par lequel M. Furet vient réclamer une grosse somme à la baronne en présence de l’éternel bailleur de fonds n’est pas un piége si grossier, et il est permis à ce fripon retors d’y tomber. Lesage s’y connaissait, il avait