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pratiqué les antres de la chicane. On le voit dans sa pièce. Il savait dans quel filet on pouvait prendre même un Turcaret.

Après cela, il ne faut pas oublier que l’auteur a voulu simplement nous faire rire de son maltôtier, comme Molière de ses médecins et de son faux dévot. Il y a financiers et financiers ; celui de Lesage n’est pas un surintendant, un Voysin, un Desmarest, ces justiciables ou ces victimes de Saint-Simon. Il n’est pas non plus un concussionnaire, un vampire du peuple, un objet de haine et de terreur. Il est tout uniment un membre d’une compagnie de finances, un huitième, un dixième de partisan, un être abject, mais encore plus risible à cause de son goût pour les dépenses fastueuses. Voyez la scène avec M. Rafle : il est usurier plus encore que manieur d’argent ; il profite de sa caisse pour cautionner celui-ci, pour flibuster de compte à demi avec celui-là, pour mener à bout des affaires véreuses, pour prêter à gros intérêts, pour vider les petites bourses. Que parle-t-on des Lucullus de la finance du xviiie siècle, des Paris-Duverney, des La Popelinière, des Bouret ? Si l’on veut voir la satire de ceux-ci, on ne la trouvera pas au théâtre, ils étaient trop les rois du siècle pour le souffrir ; elle est dans certains romans du temps, tels que le Paysan parvenu, et encore avec quelles précautions ! Ces hommes-là étaient des petits-maîtres, grâce à Turcaret, dont la ridicule personne les avait corrigés de la vulgarité du moins, car ils se laissaient tromper, piller, ruiner par les mêmes moyens.

Ne prenons pas surtout la pièce de Lesage au tragique. On s’éloigne de plus en plus du vrai point de vue de la comédie pure, depuis qu’on s’est habitué à la voir mêlée d’élémens sérieux. Pour peu qu’un de nos chefs-d’œuvre comiques s’y prête, on le transforme en drame. Si nous n’y prenons garde, nous sommes bientôt sur le point de ne plus comprendre Tartufe ; nous voyons dans l’hypocrite un caractère profond, redoutable, plus propre à faire trembler qu’à donner envie de rire. Le Misanthrope n’est pas loin de nous faire tomber dans le même contre-sens ; on dirait, à entendre parler certaines personnes, que Molière a écrit le rôle d’Alceste pour engendrer je ne sais quelle mélancolie misanthropique. Est-ce que nous perdrions le sens de la comédie ? Je ne le crois pas, et même l’accueil fait à la pièce de Turcaret prouve que l’on sait rire encore de ce qui est risible. Cependant il ne faut pas que des modes et des conventions nouvelles effacent dans les esprits la notion du vrai. Toutes les combinaisons sont permises au talent, pourvu que les grandes œuvres consacrées par l’admiration unanime ne laissent jamais oublier les conditions éternelles de l’art.

e. l.

C. Buloz.