Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/591

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en lui, jusqu’à ses vêtemens, respire la liberté. La femme est au contraire asservie aux plus durs travaux, assujettie aux plus austères devoirs. La laine l’enveloppe, et, de quelques broderies qu’on le puisse charger, l’étroit corsage ne laissera jamais voir sous ses plis sévères que la froide gravité de la matrone. La princesse Darinka, quand nous lui fûmes présentés, nous apparut dans le joyeux éclat d’une des brillantes toilettes qu’elle avait rapportées de Paris. Elle semblait alors l’heureuse compagne d’un prince épris des nouveautés, et prêt à renverser les barrières qui, depuis cinq siècles, séparaient le Monténégro du reste du monde. Le lendemain, elle avait repris l’habit des femmes monténégrines ; sa gaie physionomie de dix-huit ans en était comme attristée. Ce n’est point sous ces lourdes draperies que pourrait battre à l’aise un cœur frivole. Le costume presque monastique de la princesse eût convenu à l’existence que menaient autrefois au fond de leur castel les nobles dames dont les maris ne connaissaient d’autres plaisirs que la chasse, d’autres occupations que la guerre ; mais pour qui sait à quel point l’enthousiasme, le dévoûment à une idée généreuse, peuvent, s’emparer d’une jeune âme, c’était bien ce vêtement austère qui convenait à la compagne du prince Danilo. Il était le symbole de ses vœux les plus ardens et de ses aspirations les plus chères. Tout était serbe à Cettigné, tout y respirait la poésie d’un autre âge : ces perianiks mandataires de la justice du prince et gardiens de sa personne, ces sénateurs qui portaient tout un arsenal à la ceinture. Les anciens chevaliers devaient avoir cette haute stature, ces larges épaules et ces mains puissantes. Cet œil clair et ces traits épanouis n’indiquaient pas des gens dont l’imagination fût troublée par les subtilités qui nous assiègent. Il n’eût pas fallu croire cependant que nous avions seulement sous les yeux des héros ; nous avions aussi des poètes. Dès qu’ils avaient accompli quelque brillant fait d’armes, ces géans naïfs éprouvaient le besoin de le chanter. Chaque soir les rassemblait sur la place du village, chaque soir ajoutait quelque nouveau couplet à la piezma. Pas un incident qui pût échapper à la verve des improvisateurs. Ils avaient chanté la bataille de Grahovo ; ils chantaient maintenant l’arrivée des vaisseaux français dans le port de Raguse. « Napoléon a dit à son roi des mers : Pars, hâte-toi, vole vers la blanche Cettigné. J’entends le canon du Turc maudit. Mes amis t’attendent ; porte-leur ce message : Ils se sont battus en braves ; je ne les abandonnerai pas. » C’est peut-être ainsi qu’a été ébauchée l’Iliade. Le Monténégro n’a pas d’autre chronique que les chants de ses rhapsodes. Qu’un grand poète les recueille, il en fera l’épopée nationale.

On éprouve je ne sais quel regret peu philosophique, je l’avoue, mais dont il est difficile de se défendre, à voir s’effacer les derniers