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familles d’éternelles représailles, mais elle était aussi, hâtons-nous de le dire, un frein salutaire à la violence. On avait la main moins prompte quand l’acte pouvait avoir de pareilles conséquences. Un seul meurtre mettait pour des années deux familles « en sang. » Telle était l’expression par laquelle on désignait l’état de guerre ouverte où vivaient les deux groupes qui avaient du sang répandu entre eux. Toutefois ce sang pouvait se racheter. Quand la lutte avait été longue, qu’une des deux parties était épuisée, et qu’il ne lui restait plus d’autre alternative que la fuite ou la soumission, des amis s’interposaient. Ils traitaient des conditions auxquelles l’ennemi qui s’avouait vaincu et qui demandait grâce pourrait être reçu à merci. Ces conditions réglées, la famille dont on avait obtenu le pardon s’assemblait. L’homme admis à payer la rançon de sa vie s’avançait en rampant ; il jetait au loin ses armes et déposait à terre la somme convenue. La partie offensée le relevait, l’embrassait, et tout souvenir de la lutte mortelle était effacé dès ce jour.

Bien des sujets faisaient naître ces inimitiés implacables. Le plus fréquent était l’inexécution des promesses par lesquelles deux familles s’étaient engagées à unir leurs enfans, et on s’engageait souvent à les unir pendant qu’ils étaient encore au berceau. Une des premières réformes du prince Danilo eut pour objet de proscrire à jamais ces obligations téméraires. « Si un prêtre, dit-il, célèbre le mariage contre la volonté de l’une ou de l’autre des parties, il sera chassé de l’église. Si une jeune fille, de son propre mouvement et à l’insu de ses parens, s’unit avec un jeune homme, on ne pourra maltraiter les époux, ni leur adresser des reproches, car ils auront été unis par l’amour. » La condition de la femme, quand je visitai le Monténégro, y était peu digne d’envie. On la mariait très jeune, et, dès qu’elle était mariée, on l’occupait à cultiver la terre ou à filer la laine. Il n’est pas de voyageur qui n’ait eu dans les montagnes de la Katounska ce spectacle : la femme ployant sous un énorme fardeau, le mari marchant leste et dispos à ses côtés avec la carabine sur l’épaule. On ne connaît au Monténégro d’autres bêtes de somme que cette plus belle moitié du genre humain. J’ai honte de le dire, mais ce furent des femmes qui portèrent nos malles de Budua à Cettigné, et qui les rapportèrent à Budua quand nous revînmes à notre point de départ en passant par Cattaro. Ces pauvres créatures sont, on le comprendra, de très bonne heure fatiguées et flétries. Il y avait heureusement pour elles tout un avenir de radieuses promesses dans l’ère nouvelle qui venait de s’ouvrir. La tendresse et les égards dont le prince Danilo entourait sa jeune femme devaient être d’un salutaire exemple dans un pays où, plus encore qu’ailleurs, chacun est habitué à se régler sur le prince.

Le successeur de Pierre II avait, comme lui, voyagé, et, mieux