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L’ŒUVRE D’HENRI REGNAULT A L’ECOLE DES BEAUX-ARTS.


De pieuses mains ont réuni pour quelques jours l’œuvre du peintre Henri Regnault. Ce soin leur a été facile. L’artiste que la dernière balle prussienne a tué à Buzenval est mort si jeune que pour former cette exposition il a suffi de vider ses portefeuilles, de juxtaposer les pages de croquis arrachées à ses carnets de voyageur, de décrocher les toiles ébauchées, les esquisses, les études qui s’étaient au jour le jour amassées dans son atelier. Quatre ou cinq tableaux terminés marquent à peine dans le nombre les premiers pas du peintre et précisent le caractère de ses évolutions successives. On connaît déjà la vie si courte et si remplie d’Henri Regnault. On sait comment elle fut tout entière occupée par la passion de l’art ; sa mort héroïque a été un deuil dans le deuil universel[1]. C’est l’œuvre seule de l’artiste qui doit nous arrêter aujourd’hui.

S’il fallait juger cette œuvre sans tenir compte des circonstances dans lesquelles elle s’est produite, si on la considérait comme le fruit d’une existence complète, ayant traversé tout à coup les phases de son développement normal, l’absolue équité imposerait des réserves parfois sévères à l’admiration dont on ne peut tout d’abord se défendre en présence de tant de dons ; mais un jugement porté dans cet esprit, en se dégageant des conditions d’âgé et de milieu qui ont présidé aux efforts, aux premières manifestations d’Henri Regnault, serait tout à fait inique. Cette œuvre, bien qu’elle fût déjà considérable, était sans aucun doute aux yeux du peintre, comme elle l’est aux nôtres, une préparation, et rien de plus. Analysée à ce point de vue, l’exposition ouverte à l’École des Beaux-Arts prend aussitôt un intérêt capital ; elle nous permet en effet de suivre pas à pas la genèse d’un talent très particulier, très nouveau, vraiment original. Et l’on sait de quel prix, en fait d’art, est l’originalité, alors que, prise dans la saine acception du mot, elle n’est pas obtenue par des moyens bizarres, excentriques, quand elle résulte au contraire d’une sorte de virginité dans la façon de voir et d’interpréter les phénomènes naturels ou les conceptions de l’esprit.

L’École des Beaux-Arts est fière à juste titre de la gloire naissante de Regnault ; ce n’est pas sans quelque surprise cependant qu’on retrouve dans ce centre d’études calmes, sévères, vouées au culte de la tradition, un ensemble d’ouvrages en rupture ouverte avec cette même tradition. Il ressort clairement de tous ses travaux que le jeune peintre ne supportait qu’avec une impatience à peine dissimulée le joug et les contraintes de l’enseignement méthodique. Nature ardente, prime-sautière, douée de la très rare faculté de voir bien et vite, il avait deviné le

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1871.