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dessin avant d’apprendre à dessiner. Les grandes compositions qu’il traçait d’une main si habile déjà, encore enfant, à la lecture de Quinte-Curce, donnent la mesure de la justesse de son coup d’œil. La nature, le mouvement de la vie extérieure autour de lui, le spectacle des choses, lui avaient révélé l’expression, le geste, l’attitude, ces élémens essentiels du pittoresque que les élèves studieux s’assimilent péniblement par l’étude des modèles graphiques. Son seul maître, à dire vrai, fut la réalité. Les formes solennelles de l’art romain, avec lesquelles son séjour à l’académie de France le mit en contact, ne paraissent point lui avoir fait impression. Ce qui le passionnait ici avant son départ pour la villa Médicis, c’était bien moins le musée que la rue, l’amphithéâtre, le Jardin des Plantes, la campagne, la nature, en un mot, avec toutes ses manifestations d’énergique activité, de renouvellement incessant, de lumière et de couleur. Son tempérament, tout à l’étude encore et suivant sa pente, restait dès lors provisoirement rebelle à l’intelligence de cette épuration sublime que l’art antique et l’art romain ont su imposer à la réalité. Aussi de quel élan, une fois libre, s’est-il précipité vers les maîtres de l’école espagnole, dont le génie, d’un vol moins haut, se tient au plus près du vrai humain ! Là encore cependant, grâce à son humeur indisciplinée, il devait promptement se heurter aux déceptions et échapper aux dangers d’une assimilation trop complète avec un art qui par tant de points lui devait être sympathique. Voyez sa copie du tableau des Lances de Velasquez : à part les fonds et les têtes, on sent que Regnault a peint cela comme on accomplit une corvée, avec ennui, tout au moins sans plaisir. Pourquoi ? c’est que dans ce travail matériel de copiste, à peindre des bottes, des costumes, des croupes de chevaux, il n’y avait aucun aliment pour sa curiosité personnelle constamment en éveil. Regnault ne se sent à l’aise qu’aux heures d’école bnissonnière, lorsqu’il se dégage de ses obligations d’élève et s’abandonne librement, sans contrainte, à sa propre impulsion. C’est alors qu’il peint le Juan Prim, la Salomé, l’Exécution à Grenade, et cette merveille, ce chef-d’œuvre inachevé, la Sortie du pacha.

Faut-il le dire ? dans le Prim, dans la Salomé, dans l’Exécution, Regnault, avec toutes les énergies et les audaces d’un maître, n’a pas encore triomphé des faiblesses et de l’inexpérience de l’élève. La pensée même de l’Exécution était inquiétante, maladive, j’ai presque dit malsaine, comme une fantaisie d’Edgar Poe. Cette composition si vaste, où les figures sont peintes avec un laisser-aller presque brutal, et tout le soin, toutes les délicatesses de facture, les patiences de la brosse, réservés aux éclaboussures d’une large tache de sang sur une marche de marbre blanc, était faite pour causer une singulière appréhension à ceux qui suivaient le développement de ce jeune talent. L’Exécution, comme la Salomé, comme les trois grandes aquarelles appartenant à Mlle Breton,