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et refaisait à sa manière le passé de Rome. Ces nouveautés étaient accueillies avec enthousiasme. L’ardeur du public soutenait celle du maître. Il disait à ses auditeurs, comme Pyrrhus à ses soldats : « Vous êtes mes ailes, » et, emporté avec eux loin des opinions reçues et des routines respectés, il renouvelait tout. C’était pour l’Allemagne l’époque des conceptions hardies et systématiques. Au même moment, les disciples de Wolf bouleversaient la critique, Creuzer préparait dans sa Symbolique une théorie complète des religions anciennes ; on voulait tout reconstruire à neuf, les demi-mesures, les affirmations timides, les restrictions, les hésitations, ne satisfaisaient personne, on tranchait, on décidait, et du premier coup on créait un système de toutes pièces. Celui de Niebuhr est connu : avec quelques textes mutilés, avec quelques lignes douteuses d’écrivains perdus, il rend le relief et la vie à des époques effacées. Sa science est immense, sa pénétration est plus merveilleuse encore. Il a le sens de l’antiquité ; il la retrouve ou plutôt il la devine dans ces traditions obscures, qui se sont altérées en passant par tant de bouches. Il les interprète et les explique, il les complète, il les corrige, il les éclaire les unes par les autres, il en tire des lumières imprévues sur les populations primitives de l’Italie. Ces hordes de barbares dont on savait à peine le nom, il les voit se précipiter du haut des Alpes et des Apennins, chassant devant elles leurs prédécesseurs, et balayées à leur tour par ceux qui les suivent. Il les accompagne dans leurs voyages, il signale leurs divers établissemens, il dépeint leurs mœurs, il nous apprend leur histoire. Sur les sept collines de la ville éternelle, il groupe les peuplades sauvages qui ont formé plus tard le peuple romain ; il bâtit Rome sur le Palatin, Quirium sur le Capitole, Lucerum sur le Cœlius. Il sait les aventures des trois villes rivales, leurs alliances et leurs combats, il en retrouve quelques souvenirs dans ces légendes gracieuses ou sombres qu’on racontait sur l’enfance de Rome, et qui lui semblaient des fragmens de quelques grandes épopées perdues. Une sorte d’enthousiasme calme et d’exaltation sereine anime tous ces récits. Il disait plus tard : « Je dois à ces recherches les jours les plus heureux de mes plus belles années. Celui qui rappelle à l’existence des choses anéanties goûte toute la félicité de la création. » La création de Niebuhr n’a pas résisté au temps. La critique a renversé l’édifice hardi qu’il avait élevé ; mais les ruines de son système conservent encore un air de grandeur qui séduit l’imagination. L’époque de Niebuhr est vraiment l’âge poétique de la science allemande.

Aujourd’hui le vent est à la prose ; on se perd moins vite dans les nuages, on tient à marcher sur la terre ferme. Dans l’histoire de