Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/808

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Mommsen, il y a moins de témérités, mais aussi moins d’imagination que dans celle de Niebuhr. Il n’a pas autant de goût pour les temps primitifs, qu’il est si difficile de bien connaître ; il n’y séjourne pas volontiers, il aime mieux en ignorer l’histoire que d’être obligé de la refaire. Sa méthode est plus strictement scientifique, et l’on n’aurait qu’à le féliciter de sa réserve, si, dans la pensée de faire autrement que son devancier, il ne se jetait parfois dans l’extrême opposé. On vient de voir l’importance que Niebuhr attachait aux vieilles légendes rapportées par les historiens ou les poètes ; c’est sur elles que repose toute sa reconstruction du passé. M. Mommsen ne consent jamais à s’en servir, il les traite partout avec un dédain superbe. « Les traditions venues jusqu’à nous, dit-il, avec leurs noms de peuples défigurés, avec leurs légendes confuses, ressemblent à ces feuilles desséchées dont nous avons peine à dire qu’elles ont été vertes un jour. Ne perdons pas notre temps à écouter le bruit du vent qui les soulève, » et il cherche ailleurs des renseignemens plus sûrs[1]. C’est aux monumens, aux médailles, aux inscriptions, qu’il les demande d’ordinaire, et, pour les époques où l’on n’écrivait pas encore, aux souvenirs laissés par les institutions anciennes, aux débris qui restent des vieilles langues. La grammaire comparée, qu’il a étudiée avec éclat, lui est surtout fort utile : elle lui sert à établir le nombre et les limites des races diverses qui ont occupé l’Italie. Les ressemblances ou les variétés de leurs idiomes indiquent le degré de parenté que ces peuples avaient entre eux ; nous pouvons ainsi affirmer s’ils sont étrangers les uns aux autres ou s’ils viennent de la même origine, et dans ce cas savoir d’où ils sont sortis ensemble et à quel moment ils se sont séparés. C’est une méthode sage, et qui laisse peu de place aux hypothèses séduisantes, mais incertaines, de Niebuhr. En dehors de ces données sûres, M. Mommsen ne veut rien connaître. Aussi courageux qu’Ulysse, il a d’avance fermé l’oreille au chant des sirènes ; il demeure entièrement insensible aux récits poétiques que l’antiquité nous conte sur les premiers temps de Rome, et qui ont charmé tant de générations dans cette histoire romaine, il est à peine question des premiers rois ; les noms de Romulus et de Numa ne sont qu’incidemment prononcés, et il n’est parlé nulle part des Horaces ni de Lucrèce. Rome n’est plus seulement, comme l’imaginait Niebuhr, cette réunion de bourgades féodales bâties sur des hauteurs, entourées de murs et de fossés, d’où les héros s’envoient des

  1. Dans les histoires romaines publiées de nos Jours en Allemagne, par exemple dans celle de Schwegler, les traditions et les légendes, interprétées par une critique intelligente, eut gardé la place qu’il est juste de leur accorder quand on raconte les temps primitifs de Rome et de l’Italie.