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Ces misères intérieures balancent pour lui la grandeur de la conquête du monde. Il les signale dès les guerres puniques. Cette époque nous parait l’âge d’or de Rome, elle est pour lui le commencement de sa ruine. « Dès lors le vaisseau est poussé vers les brisans et les récifs où il doit se perdre. » Il s’étonne qu’aucun homme d’état n’ait aperçu le danger ; il admire moins ce sénat qui vient de chasser Hannibal quand il le voit incapable de comprendre le mal et de le guérir. Pour lui, la décadence de Rome a uniquement pour cause une faute d’économie politique : si elle a connu tous les excès de la démagogie, si elle a été contrainte pour se sauver de se jeter dans les bras d’un despote, si après cinq siècles de résistance elle a succombé enfin aux attaques de l’étranger, c’est qu’elle avait eu le tort de méconnaître les vraies conditions de la richesse.

Cette importance donnée à l’économie politique montre un esprit froid et calculateur ; M. Mommsen l’est en effet, et il tient beaucoup à l’être. Elle indique aussi combien l’auteur est de son temps. Tite-Live nous dit, dans un passage qu’on a fort admiré, qu’en racontant les événemens anciens son âme se fait naturellement antique. La méthode de M. Mommsen est toute contraire ; c’est avec les préoccupations du présent qu’il aborde l’étude du passé, et il transporte hardiment dans l’antiquité nos sentimens et nos intérêts d’aujourd’hui. C’est une des raisons de son succès. Nous ne supporterions plus à présent ces histoires d’autrefois où les personnages semblent étrangers à notre espèce ; il faut, pour qu’ils nous plaisent, qu’on nous les rende vivans, c’est-à-dire qu’on les modèle sur nous, qu’on leur donne nos qualités et nos défauts, qu’on les anime de nos passions. « Nous voulons voir les héros et les citoyens de Rome, disait Niebuhr, non pas comme les anges de Milton, mais comme des êtres de notre chair et de notre sang. » Aussi a-t-on remarqué qu’en racontant l’histoire de ces vieilles révolutions politiques, dont le caractère nous échappe, il a toujours les yeux sur les communes du Moyen Âge, qui nous sont mieux connues. La lutte des bourgeois contre les barons pour la conquête d’une charte municipale lui fait comprendre les querelles des patriciens et de la plèbe. M. Mommsen va plus loin que lui ; quelques-uns même ont trouvé qu’il allait beaucoup trop loin[1]. L’histoire contemporaine est toujours devant ses yeux, et à propos de ces temps antiques il fait sans cesse allusion aux hommes qui ont vécu de nos jours et aux événemens qui se sont passés sous nos yeux. Que César lui rappelle

  1. On pourra lire à ce propos les observations présentées par M. Peter dans son livre intitulé Studien zur Römischen Geschichte, où il attaque assez vivement les méthode de M. Mommsen.