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cartels et descendent dans les plaines du Vélabre ou du Forum pour vider leurs différends dans des combats singuliers ; c’est surtout un entrepôt et un marché. La poésie a cessé d’éclairer ses origines, elle doit sa fondation et son importance à des raisons commerciales. Si l’on s’est décidé à la bâtir sur un sol si malsain et si stérile, si elle est devenue si vite florissante malgré la peste qui la dépeuple tous les ans, « c’est qu’elle offre une escale facile aux bateliers qui descendent par le Tibre supérieur ou l’Anio, et un refuge assuré aux petits navires fuyant devant les pirates de la haute mer. » La future capitale du monde, la Rome de Romulus et des Sabines, de Numa et d’Égérie, de Lucrèce et des Tarquins, a donc commencé par être simplement une place de commerce !

Cette origine de Rome justifie M. Mommsen du soin qu’il prend d’étudier avant tout la situation économique de la cité naissante. Dans une ville de commerce, les intérêts matériels passent avant les autres ; c’est de ces intérêts que l’historien se préoccupe d’abord. Dès l’origine de la république, trois questions se posent nettement aux hommes d’état romains : de la façon dont ils vont les résoudre dépendent l’existence et la grandeur de leur pays. La première est toute politique : la ville contient deux populations d’origine différente, divisées, ennemies ; comment pourra-t-on arriver à les réconcilier et à n’en faire qu’un peuple ? La seconde est plutôt nationale : à la porte de la cité se tiennent en armes les Italiens qui demandent à y être reçus ; ils allèguent la communauté d’origine, ils rappellent leurs services passés et le sang qu’ils ont versé pour la cause de Rome ; quelle réponse doit-on faire à leurs réclamations ? La troisième est tout à fait économique : Rome augmente presque tous les ans son territoire par ses conquêtes, que doit-elle faire de ses nouvelles possessions ? Les nobles se les adjugent d’ordinaire pour accroître leurs domaines, les pauvres les réclament pour devenir propriétaires à leur tour ; à qui doivent-elles rester ? De ces trois questions, c’est la dernière qui occupe surtout M. Mommsen. Jusqu’à présent, les historiens s’étaient plutôt intéressés aux deux autres ; le partage du consulat entre les patriciens et les plébéiens, l’admission des Italiens dans la cité, étaient pour eux les plus grands événemens de l’histoire romaine. L’attention de M. Mommsen se porte plutôt ailleurs ; il est avant tout frappé de l’extension des grands domaines devant lesquels recule sans cesse le petit propriétaire, de la création artificielle d’une noblesse de finance, de ces mesures impolitiques qui, en attirant à Rome le blé étranger pour nourrir à bon marché la populace, amenèrent la ruine de l’agriculture italienne, de l’augmentation croissante de la population servile sur ces terres que le laboureur libre est forcé de déserter.