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qu’aux Grecs et aux Germains de s’abreuver aux sources jaillissantes des vers et à la coupe d’or des muses. » Les autres nations doivent en prendre leur parti ; elles n’ont droit « qu’à quelques rares gouttes de la liqueur divine. » C’est ce que M. Mommsen répète ailleurs d’une façon encore plus désagréable pour nous, lorsque, en regard de « la triste culture française, » il place « ces nations dotées du génie de l’art, comme les peuples anglais et allemand. » — M. Mommsen et ses compatriotes se moquent volontiers de ce qu’ils appellent la hâblerie des Français. Il est vrai que nous avons souvent une trop bonne opinion de nous-mêmes, et que nous ne résistons pas au plaisir de le dire ; mais on voit que les Allemands ne nous le cèdent guère en fatuité. Ils ont seulement la vanité plus lourde et plus pédante, ce qui n’est pas fait assurément pour la rendre plus supportable.

Il y a d’autres raisons qui pourront empêcher les théories littéraires de M. Mommsen de faire fortune ailleurs qu’en Allemagne ; il leur arrive souvent de n’être pas assez clairement exprimées. Pour condamner un écrivain, il ne suffit pas de nier « qu’il ait ressenti les pures aspirations de l’art, » ou de prétendre « qu’il n’arrive pas à cette hauteur de conceptions plastiques où l’effet poétique triomphe et éclate dans l’œuvre entière ; » il est assez difficile de mettre un sens précis sous ces phrases ; ce qu’on voit de plus clair au milieu de ces nuages, c’est que M. Mommsen s’est fait d’avance un certain idéal du poète, et qu’il lui est impossible de comprendre tout ce qui ne rentre pas dans sa formule. Il a par exemple beaucoup de goût pour la poésie des peuples primitifs, et il a bien raison de l’aimer ; est-ce un motif pour être insensible à celle des époques civilisées ? Tout le monde n’a pas la chance de naître en pleine barbarie, et il serait vraiment cruel, parce que nous n’habitons plus les bois, de nous condamner à ne plus connaître la muse, sans doute la vie s’est un peu décolorée dans nos cités modernes ; il n’y manque pas pourtant de ces misères secrètes et poignantes qui peuvent inspirer le poète. Pour M. Mommsen, un des caractères de la véritable poésie, c’est qu’elle est nationale ; il laisse même entendre « qu’elle ne prend couleur qu’au contact de la vie publique, et que, lorsqu’on l’exile de la politique, elle manque du souffle de vie ; » mais n’y a-t-il pas aussi une source abondante de beaux vers dans la contemplation de la nature physique et dans l’étude de la nature morale ? Gœthe a-t-il eu besoin d’autre chose pour être un grand poète ? Il semble à M. Mommsen que la véritable poésie est surtout religieuse, et il affirme « que l’antiquité ne l’a pas comprise en dehors du monde des dieux. » C’est oublier Lucrèce, qui a fait un si beau poème précisément pour prouver qu’on devait s’en passer.

On voit que, malgré les grands airs qu’elle affecte, la critique lit-