Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/816

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

téraire de M. Mommsen est trop souvent exclusive et étroite ; elle est quelquefois aussi un peu indécise. Ses jugemens, quand on les rapproche, ne s’accordent pas toujours ensemble, et l’on aperçoit des contradictions qui surprennent : elles viennent, je crois, de ce que M. Mommsen est incapable de nuances. C’est un esprit absolu et emporté ; à chaque figure qu’il trace, il pèse sur le pinceau et force le trait. Ces exagérations finissent par s’exclure l’une l’autre, et il n’est pas toujours facile de saisir la pensée véritable de l’auteur. En parlant des premiers poètes de Rome, il nous dit : « Ce que je ne puis tolérer chez eux, c’est l’élégance de l’original grec étouffée sous l’enveloppe grossière de la traduction latine, » et quelques pages plus loin : « Sous une forme relativement parfaite, la littérature latine recouvre un fond de peu de valeur, souvent même un fatras qui jure avec elle. » Comment cette enveloppe grossière est-elle devenue si vite une forme relativement parfaite ? Un de ses plus grands griefs contre la littérature romaine, c’est qu’elle n’est pas originale. « Auprès des œuvres de la Grèce, elle produit l’effet d’une orangerie d’Allemagne comparée à la forêt d’orangers natifs en Sicile. » Il n’est que trop vrai que Rome a imité la Grèce, comme à leur tour toutes les nations modernes, sans en excepter l’Allemagne, ont imité la Grèce et Rome. Heureux ceux qui viennent les premiers ! il n’est plus possible aux autres d’ignorer leurs devanciers et de se ravir à leur influence ; mais, si la grande infériorité de la poésie latine vient de ce qu’elle manque d’originalité, comment se fait-il que M. Mommsen soit si sévère pour Plaute, qui est un imitateur si indépendant, tandis qu’il est si bienveillant pour Térence, qui s’est contenté d’être un traducteur ? Il y a une autre question sur laquelle M. Mommsen ne dit pas assez nettement sa pensée, et c’est la plus importante de toutes. Au Ve siècle de Rome, grâce à l’influence des gens distingués et par l’entremise de quelques poètes, un mélange s’opère entre l’esprit grec et l’esprit romain. C’est le plus grand événement de cette époque, et après plus de vingt siècles nous en subissons encore les conséquences. Qu’en pense M. Mommsen ? Il en dit par momens assez de mal. sans doute il prévoit que sous cette forme nouvelle l’hellénisme, tempéré et limité par le bon sens de Rome, va prendre possession du monde, et que dans l’avenir la civilisation universelle s’appuiera sur la prédominance des races du midi. On voit bien que cette pensée le choque ; aussi se montre-t-il fort sévère pour tous ceux qui ont travaillé à cette fusion du génie des deux peuples, pour Ennius surtout, qui osait dire que grâce à lui les Romains prenaient plaisir à s’entendre appeler des Grecs. Il leur reproche durement « d’avoir dénationalisé le Latium, » il s’emporte contre leurs tendances cosmopolites et huma-