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grand’peine. L’infirmier qui nous veillait s’était absenté un moment ; au cri que poussa Paul V… en sentant sa vie s’échapper, le vieillard infirme dont le lit était placé à côté du mien bondit sur ses jambes paralytiques, et je le vois encore, tout perclus, tout courbé, longeant les murs de la main, se traîner précipitamment jusqu’à la porte pour appeler du secours. A partir de ce jour, les instans de mon malheureux camarade étaient comptés. L’agonie commença bientôt, et dura quarante-huit heures. Une nuit, brisé de fatigue et d’émotion, je m’étais assoupi. Lorsque je me réveillai, par un mouvement instinctif, à la lueur de la petite veilleuse posée sur la table, je jetai les yeux sur le lit en face ; le lit était vide. Je restai muet, immobile, les yeux hagards ; je regardais toujours, me refusant à comprendre. Alors le paralytique, qui attendait mon réveil, se pencha vers moi et me dit à voix basse : — Il est parti.


II

Nous étions au commencement de décembre. Depuis si longtemps déjà l’arrivée des Prussiens nous avait été annoncée que bien des gens n’y voulaient plus croire. Quand le 4 au matin ils parurent devant Rouen, la surprise, puis l’effroi, furent extrêmes. Personne n’est là pour donner ou pour exécuter les ordres ; gardes nationaux et mobilisés, soldats de la veille, s’empressent de jeter leurs fusils ; des vauriens s’en emparent et vont casser les vitres de l’hôtel de ville. On croit à l’émeute, au pillage ; quelques heures après, une députation des principaux magistrats se rendait au-devant des officiers ennemis, les invitant à entrer dans la ville. Le seul incident de la journée fut le coup de tête d’un pauvre épicier qui pendant le défilé tira sur un officier prussien, et fut passé par les armes immédiatement.

Il était tombé de la neige pendant la nuit, le ciel avait une teinte grise et sale ; de mon lit, en me redressant un peu, à travers la fenêtre ouverte malgré le froid, — car nous voulions voir, — je distinguais le boulevard de l’hospice couvert d’un vaste manteau blanc ; les alentours étaient déserts et silencieux. Quatre uhlans parurent d’abord, débouchant par le Pont de Pierre. Mousqueton au poing, de la main gauche rassemblant leur monture, le corps plié sur la selle, ils avançaient de front sur toute la largeur de la chaussée, lentement, posément, au petit pas de leurs chevaux roux, regardaient de droite et de gauche avec persistance, et n’avaient l’air rien moins que rassuré. Après, ceux-là, il en vint huit, puis seize, puis trente, et d’autres encore. Dès que les premiers avaient parcouru deux ou trois cents mètres, ils se rabattaient sur ceux qui