Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/901

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’avait fait des amis. Jeunes et vieux, en me voyant passer, avaient interrompu qui leur partie de cartes, qui leurs causeries ; plusieurs se levèrent, et vinrent me serrer la main.

Or ce jour-là, je fis la connaissance de M. Chapelle, Louis Chapelle du Havre, engagé volontaire en 1814-1815 et défenseur du fort de Vincennes, comme il se plaisait à dire lui-même. Vif, ardent, expansif, il me rappelait mon grand-père maternel que j’avais perdu, ancien soldat également et simple autant que bon. M. Chapelle avait alors quatre-vingts ans bien sonnés, mais il ne voulait pas avouer son âge, et nous le taquinions quelque peu sur ce léger travers ; au demeurant, le plus charmant petit vieillard que j’aie jamais rencontré. Aux heures de midi, quand le mauvais temps me forçait de garder la chambre, je le voyais arriver d’un air dégagé ; il s’asseyait au chevet de mon lit, et les heures s’écoulaient pour nous en longues causeries. Après une de ces existences ternes et monotones comme en cache tant la province, — il était libraire. ou papetier, je ne saurais dire, — la vieillesse le surprenant sans famille, il avait vendu son fonds et s’était retiré à l’hospice, où du moins il était tranquille. Chose étrange, il semblait que toute cette partie intermédiaire de son existence n’eût pas laissé de trace dans ses souvenirs ; sans cesse il revenait aux temps aventureux de sa jeunesse. Ah ! c’est qu’il avait bien des choses à raconter, le père Chapelle ! Il pouvait vous faire toucher du doigt, bien près de la tempe, une petite cicatrice blanche, reste d’un coup de sabre qu’il tenait d’un cosaque, et qui ajoutait à sa vieille tête une ride de plus. De son ancien fonds de commerce, il avait conservé quelques plates enluminures, telles qu’on n’en voit plus aujourd’hui que chez les marchands d’estampes. Sept ou huit grenadiers de chaque côté, du bleu, du rouge, une roue de canon sur le premier plan, un général à cheval perdu dans la fumée, figuraient tant bien que mal les grandes batailles du premier empire, Wagram ou Friedland, Austerlitz ou Iéna. Eh bien ! sous ces grossières couleurs, au prisme de ses souvenirs, le brave homme retrouvait nos victoires : il s’échauffait à en parler, se levant, s’agitant, enflant la voix, sacrant même un peu au besoin. Quand, sous nos fenêtres, défilaient des troupes allemandes, musique en tête, c’est alors qu’il fallait l’entendre. — Allons, un peu de courage, ami, me disait-il ; ne vous chagrinez pas tant. Les voici chez nous aujourd’hui ; ça ne prouve rien, ami, ça ne prouve rien. Il est vrai qu’ils en sont à leur seconde visite, je les ai déjà vus ici, moi qui vous parle ; mais les Français font bien les choses aussi, quand ils s’y mettent. Nous paierons tout en une fois. Tenez, je vais vous chanter une chanson que je leur ai chantée dans le temps, à leur nez, à leur barbe. C’est