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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/903

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malheur ? Je ne m’en sentais pas le courage. Quand je relevai la tête pour remercier la bonne mère, elle avait déjà disparu.

De l’endroit que j’avais choisi, j’apercevais la place de la gare, où gravement, pendant des journées entières, manœuvraient les Prussiens. En revanche et comme contraste, à l’arrivée des trains, sur le boulevard passaient par longues files nos soldats désarmés, artilleurs et lignards, cavaliers et mobiles, pauvres diables que l’on renvoyait chez eux, sans pain, sans habits, sans chaussures ; leur air minable et piteux faisait la risée de nos ennemis. Soldat français moi aussi, je souffrais pour eux de ces rires, et ma haine de l’étranger s’en fût accrue au besoin. Nombre d’Allemands étaient encore soignés à l’hospice ; chaque soir, leurs médecins venaient les visiter. L’un d’eux, un homme à cheveux gris, à la physionomie douce et bonne, me salua un jour en passant. M’avait-il déjà vu ? Je ne sais ; mais il revint tout à coup sur ses pas, et, après un léger moment d’hésitation, s’arrêtant près de moi : — Les deux jambes ? Vous êtes blessé des deux jambes ? — me dit-il en mauvais français. Comme je ne répondais pas, il chercha son porte-cigares, y prit un londrès, et me l’offrit. Je refusai de la main. — Oh ! pourquoi ne pas accepter ? reprit-il. Vous paraissez bien triste ; si je pouvais faire quelque chose pour vous, j’en serais heureux, croyez-le. J’ai une femme à Berlin et de petits enfans ; je ne fais pas la guerre, moi, je suis médecin, je soigne les blessés. Acceptez, je vous prie. — En vérité, cela était dit d’un ton persuasif et touchant ; il faudrait cependant s’entendre sur cette feinte bonhomie des Allemands. Quant à moi, je les tiens pour plus sensibles que tendres, braves gens égoïstes jusque dans leurs larmes, pleurant parce qu’il est doux de pleurer, s’apitoyant après coup sur les malheurs qu’ils causent, vous offrant un cigare et mutilant votre patrie. Je regardai mon homme d’un œil si froid qu’il se tut ; seulement il prit quelques cigares dans sa poche, les jeta sur ma couverture, et partit précipitamment. Depuis ce jour, je l’ai revu bien souvent ; il saluait, mais ne s’arrêtait plus ; je lui rendais son salut.

Déjà les promenades dans l’avenue ne me suffisaient plus. Fort de la bienveillance générale, je vaguais un peu partout dans les bâtimens de l’hospice. Tantôt j’allais voir les vieux pensionnaires et causer avec eux dans leurs petites chambres : à la guerre étrangère avait succédé la commune, la guerre civile ; ils me rapportaient du dehors nouvelles et journaux. Tantôt je visitais en détail les salles des malades, le réfectoire, les cuisines aux vastes fourneaux coiffés d’énormes marmites en cuivre jaune, ou bien encore la chapelle avec ses bancs de bois et ses fresques naïves. Enfin, je demandai à sortir. Ma première visite devait être pour le cimetière ;