Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/907

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’autres les suivent, et, courbés, à pas lents, se faisant un rempart avec les cadavres, franchissent la porte de l’église. Alors la mêlée fut horrible. En vain les Bavarois, acculés aux murs, demandent grâce et jettent leurs fusils : on les poursuit jusque dans les tribunes, jusque sous les orgues. Quelques-uns, fous de peur, essayaient de grimper le long des tuyaux, leurs doigts crispés glissaient sur les parois polies ; à coups de baïonnette, à coups de crosse, les nôtres frappaient sans relâche, et, par grappes sanglantes, les corps lancés dans le vide allaient se briser contre le pavé, pendant que les orgues heurtées gémissaient sourdement. Quelques instans plus tard, mon ami tombait à son tour, mais il avait pu savourer la vengeance. Voilà ce que j’entendais, et à ces récits de guerre, de massacre, je sentais tout mon sang bouillonner dans mes veines, mon cœur battait plus fort, ma tête se perdait, j’étais fou. J’enviais au brave garçon une aussi glorieuse blessure, d’un œil jaloux je regardais sa jambe de bois.

D’ailleurs, pourquoi me plaindre ? Avoir fait son devoir, n’est-ce donc pas une consolation ? Si la patrie a droit vraiment à tout notre amour, sachons lui faire encore le sacrifice de nos petites vanités. — Nous étions cinq en quittant Paris au commencement du mois d’août, alors que l’ennemi envahissait la frontière ; nous nous étions engagés ensemble pour partager le même sort et affronter les mêmes périls. Sur ce nombre, deux sont morts, un a été blessé ; un autre, fait prisonnier au Mans, comme je l’ai su plus tard, n’est rentré en France que trois mois après, et moi, le plus malheureux de tous peut-être, je reste maintenant estropié, boiteux, invalide à vingt ans, pour tout jamais inutile. Ah ! j’eusse aimé voir un jour en face cet ennemi que j’étais allé chercher, et que je n’ai pu combattre ! J’aurais voulu, au premier signal, m’engager de nouveau, porter le sac et le fusil, prendre ma part de la revanche. Cet espoir ne m’est pas permis ; mais j’ai des frères, des amis, tous animés de la haine sainte, tous pleins de foi dans les destinées de la France, et du présent injuste en appelant à l’avenir. C’est à eux que j’ai confié ma dette…


Tu m’avais demandé, ami, l’histoire de ma triste campagne ; la voici telle que je l’ai écrite pour tromper les ennuis d’une longue convalescence.


F. DE G.


L. LOUIS-LANDE.