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Amour et poésie se confondent en une seule et même idée dans le cœur d’Esther et d’Armand. Il n’y a pas d’églogue sans mise en scène ; le cadre qui entoure celle-ci est une chambrette d’ouvrière où l’amant enseigne à sa maîtresse, outre l’écriture, la grammaire et la musique, les sentimens qui réveillent une âme et l’ennoblissent, où la maîtresse est initiée à l’honneur dont elle n’avait pas l’idée, et qu’elle reçoit comme une révélation. Toutes ces leçons naïves comme l’enfance de l’amour ont la grâce d’une poésie entièrement détachée de la réalité. Ce n’est pas une petite hardiesse de nous avoir montré ce maître corrigeant les devoirs de cette élève, cet amoureux sans peur et sans reproche accompagnant son amoureuse au magasin où elle va porter son ouvrage et recevoir le salaire du mois. Le public s’est mis du parti de l’auteur, et il a bien voulu croire qu’il y a des ménages si purs parmi ceux qui n’ont pas le droit de porter ce nom.

Armand est un poète en pratique ; il transforme la vie, et lui donne la couleur des principes qu’il s’est faits. Enthousiaste de l’honneur des femmes, c’est pour l’avoir éveillé dans un cœur qu’il est épris. Il y a bien en lui quelque autre chose ; nous y reviendrons tout à l’heure. Esther, touchée du rayon qu’elle ne connaissait pas avant de rencontrer ce jeune homme, n’est pas poète à un moindre degré. Ce n’est pas tout pourtant. L’auteur a mis en elle un désintéressement qui la grandit et lui donne l’avantage sur Armand. En aimant celui-ci, quoi qu’il arrive, soit qu’il s’attache à elle, soit qu’il la quitte, elle mérite d’être aimée, et ce mérite commence au moment où elle se montre désintéressée. Cependant il veut s’assurer qu’elle paraîtra digne d’être accueillie : dès l’entrée d’Esther dans la maison maternelle, la lutte ne reste plus entre la poésie d’un amour caché et la prose de la vie en famille, comme on aurait pu le croire d’abord : c’est la famille qui prend sa revanche, et avec elle la vertu de la mère, la chasteté de la femme, l’innocence de la jeune fille. L’églogue qui manquait de toutes ces choses avoue sa défaite ; elle disparaît et ne laisse à sa place qu’une réalité douloureuse qu’elle dissimulait. Voilà au fond le drame imaginé par M. Pailleron. On pouvait craindre que la conclusion de la comédie se fût amenée que par la convenance, la possibilité, l’esprit pratique. Armand rompait avec Esther parce que ses réflexions le rendaient plus sage et qu’il pressentait les regrets de l’avenir ; seulement la poésie avait les honneurs du combat, quoique le champ de bataille restât à la prose. M. Pailleron a été mieux inspiré, et sa comédie prend un vif essor dès le moment qu’Esther est mise en présence de l’idée der son devoir. Aline, une cousine d’Armand, qui doit devenir sa femme et qui l’aime, s’est aperçue de l’amour qui