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pas compte de l’espèce de fascination qu’elle exerçait sur moi ; mais je sentais que je parlais mieux et beaucoup plus aisément avec elle qu’avec d’autres. Mes voyages, la vie que j’avais menée en Chine, l’intéressaient. Elle m’adressait des questions, et prêtait grande attention à mes réponses. Elle fit quelques observations générales qui flattèrent mon amour-propre, et me donnèrent à penser qu’elle m’estimait même au-delà de ma valeur. Un jour, à propos d’un livre nouveau qu’elle me vanta fort, je dus avouer que je ne l’avais pas lu, et que du reste j’avais lu bien peu d’ouvrages. — J’ai quitté l’Europe à dix-neuf ans, lui dis-je ; depuis il m’a fallu beaucoup travailler, et je n’ai eu que de rares loisirs à donner à la lecture. — Travailler vaut mieux que lire, répliqua-t-elle. — De semblables paroles dans la bouche d’une jeune fille, toutes simples qu’elles fussent, me charmaient. J’avais bien l’habitude de réfléchir, mais je n’étais pas expansif, et les expressions me venaient difficilement dès que je sortais du domaine positif des faits. Mlle de Norman au contraire, élevée par une mère qui passait à bon droit pour une femme supérieure, vivant constamment en compagnie de gens instruits, polis, spirituels, s’exprimait avec élégance et facilité.

Nous avons en Chine un certain nombre de locutions familières qui forment la menue monnaie de la conversation, et dont nous usons sans viser aucunement à l’esprit. J’avais sans y penser pris l’habitude de les placer çà et là. Vous connaissez comme moi l’adage : « la vie est trop courte, » dont nous faisons un si fréquent emploi. Nous disons que la vie est trop courte pour faire des visites ennuyeuses, trop courte pour fumer de mauvais cigares, trop courte pour entreprendre des affaires avec l’Amérique du Sud. Mlle de Norman s’empara de cette locution, et l’employait en plaisantant lorsque je la rencontrais. — La vie serait-elle trop courte, monsieur L’Hermet, me demandait-elle, pour vous promener avec nous ? — Hélas ! non. Je commençais à entrevoir que je trouverais toujours le temps de faire ce qu’elle s’aviserait de me demander, et que ma vie ne serait pas trop courte pour lui en donner tout ce qu’elle voudrait en prendre. Pardonnez-moi d’insister sur ces détails. Pendant de longues années, j’ai Vécu du souvenir de l’intimité qui s’était formée entre Mlle de Norman et moi. Pour la première fois aujourd’hui, je par le de cette époque lointaine, qui fut la plus heureuse de ma vie, et malgré moi je m’y arrête.

Un soir, j’étais assis à côté de Jeanne sur le balcon de son appartement. Dans le salon, on causait, on jouait, on chantait. Personne ne s’occupait de nous. — Passerez-vous l’hiver à Paris ? me demanda Jeanne.

— Je ne sais si j’en aurai le temps, répondis-je, mais je compte y aller souvent.