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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/950

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La réponse de Mme de Norman à ma lettre se fit attendre un jour de plus que je n’avais calculé. Ce temps-là me parut bien long ; je n’avais plus la force de penser à autre chose. J’allais et venais comme dans un rêve, attendant les heures de distribution avec une impatience fébrile et guettant le facteur du plus loin possible. Je reçus enfin la lettre tant souhaitée. Je déchirai l’enveloppe et je lus en tête : « cher monsieur et ami, » puis je courus à la signature : « votre sincèrement dévouée. » En quelques secondes, sans avoir lu une ligne, j’avais deviné ce que l’on m’écrivait : ma demande était repoussée. Je fis plusieurs tours dans la chambre, j’essayai machinalement d’allumer un cigare, je m’assis. et lus alors la malheureuse lettre d’un bout à l’autre. C’était la réponse d’une bonne et prudente mère de famille ; je n’avais pas le droit de m’en plaindre. Mme de Norman me rendait pleine justice, elle ajoutait que ma proposition l’honorait, qu’elle en était fière et m’en remerciait. « Mais, continuait-elle, les devoirs sérieux et sacrés d’une mère me défendent d’accueillir votre demande ou même de l’encourager. Vous avez dix ans de plus que Jeanne, et ma fille est d’un âge qui ne permet pas, dans l’intérêt de son bonheur, de trop reculer l’époque de son mariage. Je n’ai nulle envie d’abuser de mon autorité maternelle lorsqu’il s’agira de marier ma fille. Elle n’épousera jamais que l’homme de son propre choix, celui auquel elle accordera son affection et sa confiance. Toutefois, pour lui conserver cette liberté entière, que vous-même vous réclamez pour elle, je dois la protéger contre un engagement prématuré. Vous avez l’intention de rester encore plusieurs mois en Europe, et vous me donnez à penser que votre séjour en Chine ne se prolongera pas au-delà de trois ans. En supposant que tout réussisse comme vous l’espérez, Jeanne resterait cependant près de quatre ans votre fiancée, quatre ans durant lesquels vous vivriez à mille lieues l’un de l’autre ! Quatre ans, c’est bien long ; vos sentimens aussi bien que ceux de ma fille pourront se modifier. Je viens, donc vous prier de retirer votre demande, je suis même obligée d’aller plus loin : je dois exiger de vous la promesse de ne point troubler le repos de mon enfant. À cette condition seule, j’autoriserai avec plaisir la continuation des rapports agréables qui se sont établis entre nous. » Mme de Norman terminait ainsi sa lettre : « Ma fille est libre et restera libre jusqu’à l’époque où elle disposera elle-même de sa liberté. Quand vous reviendrez en Europe, si rien n’est changé dans la situation de Jeanne, si vos propres sentimens sont encore les mêmes qu’aujourd’hui, je vous présenterai pleine de confiance à ma fille, et, si elle vous aime, je serai heureuse de vous appeler mon fils. Maintenant il ne me reste qu’à vous dire adieu. C’est le cœur bien triste que je le fais. »