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Je restai encore deux semaines à N…, passant et repassant dans les endroits que j’avais parcourus avec Jeanne, répétant dans mon esprit les paroles qu’elle m’avait dites. Je tombai dans un profond accablement. Le soir je m’arrêtais devant le balcon où j’avais serré Jeanne dans mes bras. Les fenêtres de son appartement étaient fermées et noires ; le balcon, naguère rempli de fleurs et d’arbustes, était nu et froid. Je passais là des heures, le cœur plein d’angoisse, et triste à mourir.

Au bout de quinze jours, je résolus de me rendre à Paris. C’était l’époque où Jeanne devait y rentrer elle-même avec sa mère. Je louai un petit appartement dans la rue qu’elle habitait. Je me tenais à la fenêtre, osant à peine sortir de peur de manquer une occasion de la voir. Plusieurs journées se passèrent en attente inutile. Enfin j’aperçus Jeanne ; elle n’était point changée ; sa figure était pâle et calme, telle que je l’avais toujours vue. Je lui en voulais presque de cette tranquillité. Elle aurait dû souffrir autant que moi ; n’avait-elle pas avoué qu’elle m’aimait ? Or, si elle m’aimait, d’où lui venait ce calme lorsque j’étais si malheureux ?

Un soir, comme j’errais sur les boulevards, je fus accosté par un ancien ami de Canton. Il m’entraîna dans un café pour me parler de ses affaires et de ses plaisirs. Tout à coup il s’arrêta, et, reculant sa chaise pour m’examiner plus attentivement, il s’écria : — Mais qu’avez-vous donc ? Je ne vous avais pas encore regardé ; vous êtes bien changé. Seriez-vous souffrant ? Vous avez maigri et vous paraissez horriblement triste. — Je répondis que je ressentais un peu de fatigue. — Si vous ne voulez rien dire, reprit-il, c’est votre affaire ; mais je vous connais depuis dix ans, et j’ai vu de bons et de mauvais jours avec vous. Si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi. Un changement d’air vous serait salutaire. Je pars demain pour Londres ; venez avec moi, si rien ne vous retient ici. Je vais chasser chez mon frère, et je vous promets que vous serez le bienvenu, si vous m’accompagnez. Je puis aussi vous prêter un cheval, une excellente bête irlandaise. Allons ! une bonne course à travers champs guérit de bien des maux.

Je n’avais pas le courage de discuter le conseil de mon ami. Pour couper court à la conversation, je lui promis de le suivre dans quelques jours, et je le quittai. Cette rencontre cependant me fit du bien. Je compris enfin que je devais cesser au plus vite la misérable existence que je menais. La résolution prise de quitter Paris, je sentis renaître en moi un peu de force. Deux jours plus tard, je partis pour Londres. Mon ami Stratton avait raison, le changement d’air me fut utile. Je retrouvai beaucoup d’anciennes connaissances à Londres, rendez-vous ordinaire de tous ceux qui arrivent