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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/954

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J’ai gardé ce billet. Mille fois je l’ai lu et relu ; de temps en temps je le lis encore. Je le sais par cœur, j’en connais chaque mot, chaque caractère. J’ai fait de vains efforts pour y découvrir un autre sens que celui que j’avais trouvé tout d’abord. Cela m’a été impossible. La lettre était simple, honnête, franche, ne souffrant pas deux interprétations. Elle renfermait l’aveu et l’assurance spontanés de l’amour de Jeanne, et pas autre chose.

Le lendemain matin, je quittai Paris. Jusqu’au dernier moment, je me berçai de l’espoir chimérique de recevoir encore de Jeanne un signe de vie. Rien ne vint, et je partis en mettant la tête à la portière pour voir si le hasard ne m’enverrait point un dernier souvenir de celle que j’aimais. C’est quelque chose de singulièrement tenace et d’insensé que les illusions de l’amour.


III

La traversée de Marseille à Shanghaï dura quarante-huit jours, et m’intéressa médiocrement. Je revis pour la troisième fois Malte, l’Égypte, Aden, Ceylan, Poulo-Pinang et Singapour ; les Arabes, les Indiens et Malais me laissèrent indifférent au même degré. Je rencontrai à bord un ancien ami de Hongkong qui devint mon voisin de table, et qui me tint compagnie lorsque j’arpentais pendant des heures entières le pont du navire. Comme moi, il était peu enclin à la causerie, et nous ne fîmes pas de nouvelles connaissances. Lui aussi quittait l’Europe le cœur triste ; il y laissait femme et enfans, les médecins ayant conseillé de ne pas les ramener en Chine.

Les voyageurs qui font pour la première fois la longue traversée de Marseille aux Indes ou à la Chine ne manquent pas de distractions. La vie de bord les intéresse. Ils relèvent les longitudes et latitudes comme s’ils naviguaient sur des mers inconnues, ils s’inquiètent du beau et du mauvais temps ; ils aiment à s’entretenir avec les officiers et demandent toute sorte de renseignemens qu’ils trouveraient à l’instant et plus exactement, s’ils prenaient la peine de lire un des nombreux guides publiés sur la route qu’ils parcourent. Les pays qu’ils aperçoivent ont pour eux l’attrait de la nouveauté ; ils s’imaginent volontiers y faire des découvertes. Le langage, le costume, la démarche des indigènes, la flore et la faune des régions tropicales, tout est sujet de surprise et d’observation pour eux ; puis ceux qui s’expatrient pour la première fois sont jeunes d’ordinaire et ont l’égoïsme de la jeunesse. Ils laissent bien derrière eux quelques joies, quelques affections de famille ; mais devant eux s’ouvre une existence inconnue, grande, mystérieuse. L’imagination les travaille plus que le souvenir, et, s’ils deviennent fatigans à force d’être communicatifs, au moins ne le sont-ils